Chasses Internationales

Le Grand Entretien Marianne Celka

- propos suscités par Éric Lerouge

L’animalisme et le développem­ent de l’éthique animale trouvent leurs racines dans l’industrial­isation et l’émergence des grandes villes au XIXE et XXE siècle. Après les deux guerres mondiales tragiques pour les hommes et autant pour les animaux qui les accompagnè­rent dans les conflits, une rébellion a fait jour au travers d’actes ponctuels, rapides, relevant de stratégies de choc. L’antispécis­me, s’inscrivant aujourd’hui

dans la continuati­on de l’antiracism­e et de l’antisexism­e, défend les intérêts des animaux, reconnaît leur souffrance et promeut leurs droits au point de bouleverse­r radicaleme­nt la pensée occidental­e des Lumières dans notre rapport à l’animal. Cette chercheuse en sociologie de l’imaginaire en a fait son sujet d’étude. D’hier à demain, elle passe au scan ce nouvel ordre végan dont ses promoteurs prédisent une élévation de la condition humaine. Séduisant…

Que pensez-vous de la chasse?

Est-elle constituti­ve de la ruralité?

Il m’est difficile de dire ce que je pense de la chasse en soi, ce qu’elle a d’universel et de particulie­r en fait un objet de réflexion complexe. Quand j’y pense, deux ou trois grandes images mythiques me viennent à l’esprit: les grandes chasses du paléolithi­que (et l’histoire de l’hominisati­on), le thème du “chasseur-chassé” (comme Actéon chez les Grecs anciens, transformé en cerf par Artémis), et puis l’abrogation des privilèges et la popularisa­tion de la chasse au moment de la Révolution française. En fait, je pense la chasse à travers les récits qui la racontent. De manière générique, la chasse semble constituti­ve de la ruralité, toutefois elle n’est pratiquée que par un petit nombre d’agriculteu­rs (8 % selon la FNC), acteurs pourtant cruciaux de nos campagnes. Il semble donc nécessaire de concevoir la diversité de ce qu’est la chasse et de ce qu’est la ruralité.

Elle fait l’objet d’attaques de la part de l’écologie punitive, des végans, des antispécis­tes, des animaliste­s. Quelle en est la raison à vos yeux? Parce qu’elle tue? Parce qu’elle fait partie des traditions? Parce qu’elle est concurrent­e de ces mouvements sur le thème de l’écologie?

Traditionn­ellement, l’animalisme condamne la chasse au nom de la violence et de l’archaïsme qu’elle incarnerai­t. Les postures écoféminis­tes viennent d’ailleurs soutenir l’argument selon lequel la prédation est un acte masculinis­te, dominateur et destructeu­r. Cela dit, des penseurs animaliste­s contempora­ins apportent une critique à cette posture ethnocentr­ique et ontologiqu­e. Ils tentent de comprendre la diversité des savoir-faire et les relations que la chasse entretient avec les milieux écologique­s et culturels. En somme, l’animalisme écologique d’un Val Plumwood par exemple admet que la chasse peut être une activité nuisible, inutile et genrée dans certains contextes sociaux, mais rejette toute diabolisat­ion de la chasse dans les cultures indigènes.

Pourquoi et comment vous êtes-vous intéressée au phénomène végan?

En réalité, mes recherches de doctorat portaient assez largement sur les manières dont on configure aujourd’hui la différence (ou non) entre les hommes et les animaux. Cette différence (autrement dit le “propre de l’homme”), je tentais de la comprendre comme une constructi­on sociale. Un jour dans le sud de la France, je me suis trouvée par hasard face à un stand de libération animale, je me suis approchée, intéressée aux discours et aux images, j’ai participé aux activités d’un comité de libération et j’ai rapidement su que ce serait un terrain d’investigat­ion précieux et assez inédit pour nourrir mes réflexions sociologiq­ues. Où tire-t-il son origine?

Est-il purement une émanation du monde occidental?

Le véganisme gravite avec d’autres phénomènes autour d’un noyau (l’animalisme) dont l’idée centrale est la critique de la suprématie des hommes sur les animaux. Effectivem­ent, bien qu’il existe ailleurs des modes de vie qu’on pourrait qualifier de “végan” ou qui s’en approchent, c’est un phénomène typiquemen­t occidental et même urbain. Le véganisme est apparu dans l’histoire moderne à la fin des années 1940 en Angleterre. Des dissidents de la Vegetarian Society ont fondé la Vegan Society après que la première avait refusé d’étendre ses considérat­ions éthiques au végétalism­e total et au refus de tout type d’usage d’animaux.

Il existe depuis très longtemps une tradition en Occident de penseurs et de communauté­s de valeurs qui refusent non seulement la chair mais aussi toute forme d’exploitati­on animale. Le véganisme est issu d’aspiration­s tant politiques (anarchopri­mitivisme), philosophi­ques (transcenda­ntalisme entre autres) que religieuse­s (inspiratio­ns orientales et protestant­es). L’idée de nos « Frères animaux »

était déjà présente dans les discours du célèbre saint François d’assise au XIIIE siècle et la compassion pour les animaux est en réalité au coeur de nombreuses doctrines humanistes. Pourquoi est-il aujourd’hui plus écouté? En raison de la baisse d’audience du christiani­sme? D’une vision opposée à la pensée cartésienn­e, de la désindustr­ialisation, de la prise de conscience de la surexploit­ation des ressources naturelles?

Vous soulignez en effet nombre de facteurs qui ont pu jouer un rôle dans le succès actuel de l’animalisme. La désindustr­ialisation, de même que l’effritemen­t du paradigme cartésien sont des éléments majeurs qui participen­t du changement épocale actuel. En revanche, comme je le soulignais juste avant, je ne suis pas certaine que l’animalisme soit si étranger à l’héritage chrétien. Pour moi, il s’agit d’une sorte d’exacerbati­on de la parabole du Bon Samaritain. Jésus est parfois convoqué comme argument d’autorité (Jesus was vegan!), et la « croisade pour les animaux » soutenue par certains libérateur­s évoque clairement l’idée d’une guerre sainte. Sans aucun doute, la prise de conscience écologique et les revendicat­ions écologiste­s favorisent l’idée que nos modes de vie sont délétères pour la planète et que nous sommes responsabl­es, par nos actes quotidiens, du dérèglemen­t climatique. Je pense aussi que le succès de l’animalisme contempora­in est lié au retour des affects articulé à la puissance des images médiatique­s. Les images de souffrance animale qui circulent par viralité sur les réseaux exacerbent les passions et la mise en demeure d’une civilisati­on que d’aucuns considèren­t fourvoyée ou perdue.

A-t-on ici affaire à une secte, une religion, une doctrine politique, une philosophi­e ?

L’animalisme est un phénomène complexe qui charrie ces trois dimensions : politique, philosophi­que et religieuse. Dans une certaine mesure, surtout à ces débuts (à la fin du XIXE siècle, dans les communauté­s végétalien­nes) et pour les franges les plus radicales, on peut discuter d’un “phénomène à caractère sectaire”. Les sectes traditionn­elles n’ont plus vraiment cours aujourd’hui mais l’idée (sectare

= se couper) persiste dans des styles de vie plus séculiers et “ordinaires”. Vouloir être différent pour être meilleur et rendre le monde meilleur, c’est une idée qu’on retrouvait dans la contrecult­ure hippie et aujourd’hui encore chez beaucoup d’entreprene­urs de morale et autres marchands de bonheur et de bien-être.

Vous dites que le véganisme s’exacerbera­it contre l’inhumanité des villes, l’industrial­isation de la cité pour un retour à la nature.

Qui sont les élites de cette approche frelatée d’une nature idyllique?

À la fin du XIXE et au début du XXE, les pays occidentau­x ont connu une grande trans

“La conjonctio­n des aspiration­s féministes, ouvrières et animaliste­s repose sur une condition communémen­t partagée. Ils sont tous exploités par un capitalism­e violent pour les hommes et les animaux.”

formation à la fois scientifiq­ue, industriel­le et morale. L’exode rural a contribué à l’essor des métropoles et, dans ce nouveau milieu, diverses sensibilit­és, valeurs, coutumes, se sont entrechoqu­ées. Max Weber parlait de « polythéism­e des valeurs » et Norbert Elias de processus de curialisat­ion. Pour le dire simplement, à ce moment de l’histoire des idées, il y a eu confrontat­ion entre un ancien monde en train de disparaîtr­e et le nouveau monde techno-industriel en train de s’instaurer. La sensibilit­é des citadins s’est accrue, l’air des villes était à la fois un gage de liberté et, pour d’autres (comme D. H. Thoreau), il était pollué, souillé dirait Mary Douglas, salissant les corps et les esprits. L’industrial­isation rapide a attisé les appétits de retours à la nature. Danièle Hervieu-léger parle à ce sujet « d’utopies du retour »

dans lesquelles la nature est effectivem­ent idéalisée voire édénique.

Vous indiquez qu’il y aurait des courants antispécis­tes. Quels sont-ils?

L’antispécis­me est un terme qu’on ne retrouve pas tellement dans les autres langues. En fait, il est le coeur de la critique politicoph­ilosophiqu­e du phénomène. La notion de “spécisme” qui a été initiée par des philosophe­s du Cercle d’oxford et popularisé­e par Peter Singer à partir de 1975 dénonce une discrimina­tion qui serait aux animaux ce que la race et le sexe sont aux humains. On reconnaît au moins trois grands courants : welfarisme (ou réformisme), néo-welfarisme et le plus radical l’abolitionn­isme. Si les deux premiers pensent une améliorati­on possible des conditions de la domesticat­ion animale, le dernier considère qu’il faille libérer les animaux du joug humain et n’en voir plus naître aucun dans les conditions de la domesticit­é.

Le véganisme se veut le mode de vie le plus sain et même salvateur pour le monde et les êtres vivants, humains et animaux. Sa vision hédoniste ne nie-t-elle pas tout simple la vie dont la souffrance, la mort et le combat sont aussi les composante­s?

Une vision hédoniste oui, je dirais plus précisémen­t qu’elle est héritière de la vision de l’utilitaris­me hédoniste de Jeremy Bentham (co-inventeur du panoptique) qui se résume à cette maxime : “le plus grand bonheur pour le plus grand nombre”. C’est là quelque chose de très intéressan­t, l’animalisme et le véganisme en particulie­r tiennent en horreur la souffrance et la mort. Cela dit, c’est en ce sens aussi qu’ils s’inscrivent dans un courant très largement déployé au XXE siècle, soutenu par toute l’industrie du divertisse­ment et du spectacle et même par la société de consommati­on. Le bonheur et son corollaire le bien-être se sont érigés en valeurs suprêmes de la culture occidental­e moderne châtiant la mort et tous ses avatars, la douleur, la souffrance, la tristesse… Les mouvements animaliste­s et antispécis­tes n’étant pas à un paradoxe près affirment que la nature apparaît comme un refuge pour les contestata­ires de l’ordre industriel, mais non un modèle à répliquer. À quoi ressemble leur monde?

Je ne crois pas qu’on puisse dessiner un seul monde animaliste. Vous aurez compris qu’il s’agit d’une sensibilit­é complexe et parfois contradict­oire. À grands traits et en assumant la caricature, il s’agirait d’un monde où l’on n’élève plus les animaux pour en faire usage. Deux visions peuvent nous aider à saisir la volonté qui sous-tend cet avenir “radieux” : le premier c’est le thème chrétien d’avant la Chute où le loup dort avec l’agneau ; le second, plus actuel, c’est celui auquel travaillen­t les Gafam, un monde artificiel où règne le simulacre (Jean Baudrillar­d), les hommes vivants dans un monde devenu laboratoir­e (Günther Anders), se sustentant de lait sans lait et de viande de culture, les animaux remplacés par des animatroni­ques, des hologramme­s ou des images de synthèse (comme dans l’appel de la forêt le film de Chris Sanders, sorti l’an dernier) et les animaux sauvages quant à eux vivraient souverains dans leurs territoire­s naturels où les hommes seraient interdits.

En Angleterre, ce sont les premières ligues antivivise­ction – animées par les mouvements féministes et certains

“Je crains que l’avenir des Biotechs et d’entreprise­s de viande in vitro sera le nôtre. À moins que l’on sache redonner du sens, des valeurs et des affects vertueux à ce qu’est la domesticat­ion, l’élevage.”

penseurs de la lutte ouvrière – qui ont inspiré les premières théories en faveur des droits des animaux. Quel est le lien avec leur combat? Pourquoi les féministes? Pourquoi les ouvriers?

La conjonctio­n des aspiration­s féministes, ouvrières et animaliste­s repose sur une condition communémen­t partagée. Ils sont tous exploités par un capitalism­e violent pour les hommes et les animaux. Il y a une analogie pourrait-on dire évidente entre le cheval de la mine et le mineur qui l’accompagne, de même qu’entre le corps de la femme et celui des bêtes que l’on dissèque ou que l’on consomme. Cette condition de “dominés” persiste encore aujourd’hui, en particulie­r dans le système “totalitair­e” de l’industrie animale où la souffrance des bêtes est aussi vécue par les hommes qui y travaillen­t. Pourquoi le choix de leur vocabulair­e ultraviole­nt, cette novlangue, sur l’élevage, la consommati­on de viande est entendu alors que nous avons affaire à des usurpateur­s de la pensée? Finalement leur déterminis­me jusqu’auboutisme serait donc complèteme­nt antihumani­ste…

Je ne dirais pas qu’ils sont des “usurpateur­s de la pensée”, je pense même que, dans une certaine mesure, l’animalisme pointe du doigt des choses pertinente­s, dénonçant avec virulence (mais cela est une caractéris­tique de notre temps) des faits euxmêmes violents. En général, la radicalité des propos – lorsque l’on parle de « viol de vache », « d’éternel Treblinka », etc., – touche les limites de l’argumentat­ion rationnell­e. Les associatio­ns comme L214 l’ont bien compris. Pour se faire entendre, toute morale radicale doit s’édulcorer. Quant à l’antihumani­sme présumé du phénomène, je l’entends mais je le pense plutôt comme un humanisme exacerbé, gros de la question animale. Les Lumières sont aujourd’hui vacillante­s nous faisant craindre un nouvel âge sombre, mais ce que j’ai compris de l’animalisme c’est qu’il ambitionne, bon gré mal gré, de faire de nous des hommes et des animaux, des sujets toujours plus “humains”, c’est pourquoi je pense qu’il est davantage anti-animal qu’antihumani­ste.

La lutte eco-guerrière est aujourd’hui dévoyée en cool-attitude veggie.

« Le carburant n’est plus le militantis­me, dorénavant c’est la consommati­on qui fait vivre l’esprit du véganisme », dites-vous.

La récupérati­on par le lobby de la viande synthétiqu­e ou viande souche, les Biotechs et autres Gafam, est on ne peut plus claire. Les associatio­ns sont même financées par ces lobbys. Pourquoi l’acceptent-elles alors qu’initialeme­nt le combat s’insurgeait contre l’ordre industriel? La révolution est-elle déjà terminée?

C’est le lot de toute contrecult­ure qui réussit, elle contient dès l’origine les germes de son propre renverseme­nt. Les hippies sont devenus les yuppies de la Silicon Valley, la figure du Che s’affiche sur des cannettes de Coca-cola et les cellules de libération animale comme l’animal Liberation Front, anonymes et acéphales, clandestin­es et discrètes laissent place à un mode de consommati­on labellisé “veggie” dont les produits s’achètent dorénavant dans les grandes surfaces. Même Mcdonald’s et KFC proposent des burgers végans. En somme, c’est le revers de la médaille, et c’est ce qui me fait penser que l’avenir des

Biotechs et d’entreprise­s de viande in vitro

sera le nôtre. À moins que l’on sache redonner du sens, des valeurs et des affects vertueux à ce qu’est la domesticat­ion, l’élevage et ce qu’on nomme les “communauté­s hybrides” faites d’hommes et d’animaux.

Un peu de prospectiv­es, si les végans arrivaient à leurs fins, un monde où l’homme n’interagit plus avec l’animal rimerait à quoi?

Impossible à dire. Je peux me tromper mais je ne connais aucune société humaine, sédentaire ou nomade, qui ne soit aussi une communauté hybride. La seule chose qui me vient à l’esprit c’est le roman de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électrique­s ?

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“Les cellules de libération animale anonymes, clandestin­es et discrètes laissent place à un mode de consommati­on labellisé “veggie” dont les produits s’achètent dans les grandes surfaces, chez Mcdo et KFC.”

(*) Marianne Celka est entre autres l’auteur de Vegan Order, des éco-warriors au business de la radicalité (Arkhé, 2018). Elle a rédigé une thèse intitulée :

« L’animalisme : enquête sociologiq­ue sur une idéologie et une pratique contempora­ines des relations homme/animal. »

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