Le Grand Entretien Marianne Celka
L’animalisme et le développement de l’éthique animale trouvent leurs racines dans l’industrialisation et l’émergence des grandes villes au XIXE et XXE siècle. Après les deux guerres mondiales tragiques pour les hommes et autant pour les animaux qui les accompagnèrent dans les conflits, une rébellion a fait jour au travers d’actes ponctuels, rapides, relevant de stratégies de choc. L’antispécisme, s’inscrivant aujourd’hui
dans la continuation de l’antiracisme et de l’antisexisme, défend les intérêts des animaux, reconnaît leur souffrance et promeut leurs droits au point de bouleverser radicalement la pensée occidentale des Lumières dans notre rapport à l’animal. Cette chercheuse en sociologie de l’imaginaire en a fait son sujet d’étude. D’hier à demain, elle passe au scan ce nouvel ordre végan dont ses promoteurs prédisent une élévation de la condition humaine. Séduisant…
Que pensez-vous de la chasse?
Est-elle constitutive de la ruralité?
Il m’est difficile de dire ce que je pense de la chasse en soi, ce qu’elle a d’universel et de particulier en fait un objet de réflexion complexe. Quand j’y pense, deux ou trois grandes images mythiques me viennent à l’esprit: les grandes chasses du paléolithique (et l’histoire de l’hominisation), le thème du “chasseur-chassé” (comme Actéon chez les Grecs anciens, transformé en cerf par Artémis), et puis l’abrogation des privilèges et la popularisation de la chasse au moment de la Révolution française. En fait, je pense la chasse à travers les récits qui la racontent. De manière générique, la chasse semble constitutive de la ruralité, toutefois elle n’est pratiquée que par un petit nombre d’agriculteurs (8 % selon la FNC), acteurs pourtant cruciaux de nos campagnes. Il semble donc nécessaire de concevoir la diversité de ce qu’est la chasse et de ce qu’est la ruralité.
Elle fait l’objet d’attaques de la part de l’écologie punitive, des végans, des antispécistes, des animalistes. Quelle en est la raison à vos yeux? Parce qu’elle tue? Parce qu’elle fait partie des traditions? Parce qu’elle est concurrente de ces mouvements sur le thème de l’écologie?
Traditionnellement, l’animalisme condamne la chasse au nom de la violence et de l’archaïsme qu’elle incarnerait. Les postures écoféministes viennent d’ailleurs soutenir l’argument selon lequel la prédation est un acte masculiniste, dominateur et destructeur. Cela dit, des penseurs animalistes contemporains apportent une critique à cette posture ethnocentrique et ontologique. Ils tentent de comprendre la diversité des savoir-faire et les relations que la chasse entretient avec les milieux écologiques et culturels. En somme, l’animalisme écologique d’un Val Plumwood par exemple admet que la chasse peut être une activité nuisible, inutile et genrée dans certains contextes sociaux, mais rejette toute diabolisation de la chasse dans les cultures indigènes.
Pourquoi et comment vous êtes-vous intéressée au phénomène végan?
En réalité, mes recherches de doctorat portaient assez largement sur les manières dont on configure aujourd’hui la différence (ou non) entre les hommes et les animaux. Cette différence (autrement dit le “propre de l’homme”), je tentais de la comprendre comme une construction sociale. Un jour dans le sud de la France, je me suis trouvée par hasard face à un stand de libération animale, je me suis approchée, intéressée aux discours et aux images, j’ai participé aux activités d’un comité de libération et j’ai rapidement su que ce serait un terrain d’investigation précieux et assez inédit pour nourrir mes réflexions sociologiques. Où tire-t-il son origine?
Est-il purement une émanation du monde occidental?
Le véganisme gravite avec d’autres phénomènes autour d’un noyau (l’animalisme) dont l’idée centrale est la critique de la suprématie des hommes sur les animaux. Effectivement, bien qu’il existe ailleurs des modes de vie qu’on pourrait qualifier de “végan” ou qui s’en approchent, c’est un phénomène typiquement occidental et même urbain. Le véganisme est apparu dans l’histoire moderne à la fin des années 1940 en Angleterre. Des dissidents de la Vegetarian Society ont fondé la Vegan Society après que la première avait refusé d’étendre ses considérations éthiques au végétalisme total et au refus de tout type d’usage d’animaux.
Il existe depuis très longtemps une tradition en Occident de penseurs et de communautés de valeurs qui refusent non seulement la chair mais aussi toute forme d’exploitation animale. Le véganisme est issu d’aspirations tant politiques (anarchoprimitivisme), philosophiques (transcendantalisme entre autres) que religieuses (inspirations orientales et protestantes). L’idée de nos « Frères animaux »
était déjà présente dans les discours du célèbre saint François d’assise au XIIIE siècle et la compassion pour les animaux est en réalité au coeur de nombreuses doctrines humanistes. Pourquoi est-il aujourd’hui plus écouté? En raison de la baisse d’audience du christianisme? D’une vision opposée à la pensée cartésienne, de la désindustrialisation, de la prise de conscience de la surexploitation des ressources naturelles?
Vous soulignez en effet nombre de facteurs qui ont pu jouer un rôle dans le succès actuel de l’animalisme. La désindustrialisation, de même que l’effritement du paradigme cartésien sont des éléments majeurs qui participent du changement épocale actuel. En revanche, comme je le soulignais juste avant, je ne suis pas certaine que l’animalisme soit si étranger à l’héritage chrétien. Pour moi, il s’agit d’une sorte d’exacerbation de la parabole du Bon Samaritain. Jésus est parfois convoqué comme argument d’autorité (Jesus was vegan!), et la « croisade pour les animaux » soutenue par certains libérateurs évoque clairement l’idée d’une guerre sainte. Sans aucun doute, la prise de conscience écologique et les revendications écologistes favorisent l’idée que nos modes de vie sont délétères pour la planète et que nous sommes responsables, par nos actes quotidiens, du dérèglement climatique. Je pense aussi que le succès de l’animalisme contemporain est lié au retour des affects articulé à la puissance des images médiatiques. Les images de souffrance animale qui circulent par viralité sur les réseaux exacerbent les passions et la mise en demeure d’une civilisation que d’aucuns considèrent fourvoyée ou perdue.
A-t-on ici affaire à une secte, une religion, une doctrine politique, une philosophie ?
L’animalisme est un phénomène complexe qui charrie ces trois dimensions : politique, philosophique et religieuse. Dans une certaine mesure, surtout à ces débuts (à la fin du XIXE siècle, dans les communautés végétaliennes) et pour les franges les plus radicales, on peut discuter d’un “phénomène à caractère sectaire”. Les sectes traditionnelles n’ont plus vraiment cours aujourd’hui mais l’idée (sectare
= se couper) persiste dans des styles de vie plus séculiers et “ordinaires”. Vouloir être différent pour être meilleur et rendre le monde meilleur, c’est une idée qu’on retrouvait dans la contreculture hippie et aujourd’hui encore chez beaucoup d’entrepreneurs de morale et autres marchands de bonheur et de bien-être.
Vous dites que le véganisme s’exacerberait contre l’inhumanité des villes, l’industrialisation de la cité pour un retour à la nature.
Qui sont les élites de cette approche frelatée d’une nature idyllique?
À la fin du XIXE et au début du XXE, les pays occidentaux ont connu une grande trans
“La conjonction des aspirations féministes, ouvrières et animalistes repose sur une condition communément partagée. Ils sont tous exploités par un capitalisme violent pour les hommes et les animaux.”
formation à la fois scientifique, industrielle et morale. L’exode rural a contribué à l’essor des métropoles et, dans ce nouveau milieu, diverses sensibilités, valeurs, coutumes, se sont entrechoquées. Max Weber parlait de « polythéisme des valeurs » et Norbert Elias de processus de curialisation. Pour le dire simplement, à ce moment de l’histoire des idées, il y a eu confrontation entre un ancien monde en train de disparaître et le nouveau monde techno-industriel en train de s’instaurer. La sensibilité des citadins s’est accrue, l’air des villes était à la fois un gage de liberté et, pour d’autres (comme D. H. Thoreau), il était pollué, souillé dirait Mary Douglas, salissant les corps et les esprits. L’industrialisation rapide a attisé les appétits de retours à la nature. Danièle Hervieu-léger parle à ce sujet « d’utopies du retour »
dans lesquelles la nature est effectivement idéalisée voire édénique.
Vous indiquez qu’il y aurait des courants antispécistes. Quels sont-ils?
L’antispécisme est un terme qu’on ne retrouve pas tellement dans les autres langues. En fait, il est le coeur de la critique politicophilosophique du phénomène. La notion de “spécisme” qui a été initiée par des philosophes du Cercle d’oxford et popularisée par Peter Singer à partir de 1975 dénonce une discrimination qui serait aux animaux ce que la race et le sexe sont aux humains. On reconnaît au moins trois grands courants : welfarisme (ou réformisme), néo-welfarisme et le plus radical l’abolitionnisme. Si les deux premiers pensent une amélioration possible des conditions de la domestication animale, le dernier considère qu’il faille libérer les animaux du joug humain et n’en voir plus naître aucun dans les conditions de la domesticité.
Le véganisme se veut le mode de vie le plus sain et même salvateur pour le monde et les êtres vivants, humains et animaux. Sa vision hédoniste ne nie-t-elle pas tout simple la vie dont la souffrance, la mort et le combat sont aussi les composantes?
Une vision hédoniste oui, je dirais plus précisément qu’elle est héritière de la vision de l’utilitarisme hédoniste de Jeremy Bentham (co-inventeur du panoptique) qui se résume à cette maxime : “le plus grand bonheur pour le plus grand nombre”. C’est là quelque chose de très intéressant, l’animalisme et le véganisme en particulier tiennent en horreur la souffrance et la mort. Cela dit, c’est en ce sens aussi qu’ils s’inscrivent dans un courant très largement déployé au XXE siècle, soutenu par toute l’industrie du divertissement et du spectacle et même par la société de consommation. Le bonheur et son corollaire le bien-être se sont érigés en valeurs suprêmes de la culture occidentale moderne châtiant la mort et tous ses avatars, la douleur, la souffrance, la tristesse… Les mouvements animalistes et antispécistes n’étant pas à un paradoxe près affirment que la nature apparaît comme un refuge pour les contestataires de l’ordre industriel, mais non un modèle à répliquer. À quoi ressemble leur monde?
Je ne crois pas qu’on puisse dessiner un seul monde animaliste. Vous aurez compris qu’il s’agit d’une sensibilité complexe et parfois contradictoire. À grands traits et en assumant la caricature, il s’agirait d’un monde où l’on n’élève plus les animaux pour en faire usage. Deux visions peuvent nous aider à saisir la volonté qui sous-tend cet avenir “radieux” : le premier c’est le thème chrétien d’avant la Chute où le loup dort avec l’agneau ; le second, plus actuel, c’est celui auquel travaillent les Gafam, un monde artificiel où règne le simulacre (Jean Baudrillard), les hommes vivants dans un monde devenu laboratoire (Günther Anders), se sustentant de lait sans lait et de viande de culture, les animaux remplacés par des animatroniques, des hologrammes ou des images de synthèse (comme dans l’appel de la forêt le film de Chris Sanders, sorti l’an dernier) et les animaux sauvages quant à eux vivraient souverains dans leurs territoires naturels où les hommes seraient interdits.
En Angleterre, ce sont les premières ligues antivivisection – animées par les mouvements féministes et certains
“Je crains que l’avenir des Biotechs et d’entreprises de viande in vitro sera le nôtre. À moins que l’on sache redonner du sens, des valeurs et des affects vertueux à ce qu’est la domestication, l’élevage.”
penseurs de la lutte ouvrière – qui ont inspiré les premières théories en faveur des droits des animaux. Quel est le lien avec leur combat? Pourquoi les féministes? Pourquoi les ouvriers?
La conjonction des aspirations féministes, ouvrières et animalistes repose sur une condition communément partagée. Ils sont tous exploités par un capitalisme violent pour les hommes et les animaux. Il y a une analogie pourrait-on dire évidente entre le cheval de la mine et le mineur qui l’accompagne, de même qu’entre le corps de la femme et celui des bêtes que l’on dissèque ou que l’on consomme. Cette condition de “dominés” persiste encore aujourd’hui, en particulier dans le système “totalitaire” de l’industrie animale où la souffrance des bêtes est aussi vécue par les hommes qui y travaillent. Pourquoi le choix de leur vocabulaire ultraviolent, cette novlangue, sur l’élevage, la consommation de viande est entendu alors que nous avons affaire à des usurpateurs de la pensée? Finalement leur déterminisme jusqu’auboutisme serait donc complètement antihumaniste…
Je ne dirais pas qu’ils sont des “usurpateurs de la pensée”, je pense même que, dans une certaine mesure, l’animalisme pointe du doigt des choses pertinentes, dénonçant avec virulence (mais cela est une caractéristique de notre temps) des faits euxmêmes violents. En général, la radicalité des propos – lorsque l’on parle de « viol de vache », « d’éternel Treblinka », etc., – touche les limites de l’argumentation rationnelle. Les associations comme L214 l’ont bien compris. Pour se faire entendre, toute morale radicale doit s’édulcorer. Quant à l’antihumanisme présumé du phénomène, je l’entends mais je le pense plutôt comme un humanisme exacerbé, gros de la question animale. Les Lumières sont aujourd’hui vacillantes nous faisant craindre un nouvel âge sombre, mais ce que j’ai compris de l’animalisme c’est qu’il ambitionne, bon gré mal gré, de faire de nous des hommes et des animaux, des sujets toujours plus “humains”, c’est pourquoi je pense qu’il est davantage anti-animal qu’antihumaniste.
La lutte eco-guerrière est aujourd’hui dévoyée en cool-attitude veggie.
« Le carburant n’est plus le militantisme, dorénavant c’est la consommation qui fait vivre l’esprit du véganisme », dites-vous.
La récupération par le lobby de la viande synthétique ou viande souche, les Biotechs et autres Gafam, est on ne peut plus claire. Les associations sont même financées par ces lobbys. Pourquoi l’acceptent-elles alors qu’initialement le combat s’insurgeait contre l’ordre industriel? La révolution est-elle déjà terminée?
C’est le lot de toute contreculture qui réussit, elle contient dès l’origine les germes de son propre renversement. Les hippies sont devenus les yuppies de la Silicon Valley, la figure du Che s’affiche sur des cannettes de Coca-cola et les cellules de libération animale comme l’animal Liberation Front, anonymes et acéphales, clandestines et discrètes laissent place à un mode de consommation labellisé “veggie” dont les produits s’achètent dorénavant dans les grandes surfaces. Même Mcdonald’s et KFC proposent des burgers végans. En somme, c’est le revers de la médaille, et c’est ce qui me fait penser que l’avenir des
Biotechs et d’entreprises de viande in vitro
sera le nôtre. À moins que l’on sache redonner du sens, des valeurs et des affects vertueux à ce qu’est la domestication, l’élevage et ce qu’on nomme les “communautés hybrides” faites d’hommes et d’animaux.
Un peu de prospectives, si les végans arrivaient à leurs fins, un monde où l’homme n’interagit plus avec l’animal rimerait à quoi?
Impossible à dire. Je peux me tromper mais je ne connais aucune société humaine, sédentaire ou nomade, qui ne soit aussi une communauté hybride. La seule chose qui me vient à l’esprit c’est le roman de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
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“Les cellules de libération animale anonymes, clandestines et discrètes laissent place à un mode de consommation labellisé “veggie” dont les produits s’achètent dans les grandes surfaces, chez Mcdo et KFC.”
(*) Marianne Celka est entre autres l’auteur de Vegan Order, des éco-warriors au business de la radicalité (Arkhé, 2018). Elle a rédigé une thèse intitulée :
« L’animalisme : enquête sociologique sur une idéologie et une pratique contemporaines des relations homme/animal. »