Les Poilus de 1914 et la chasse
Grande Guerre
Longtemps, la chasse fut considérée comme un exercice d’entraînement à la guerre. De tout temps, les hommes s’y préparèrent, qu’ils soient novices ou aguerris. Fautil donc s’étonner que, le 1er août 1914, la déclaration de la guerre ait empêché l’ouverture de la chasse pourtant imminente ? Bien évidemment, non. En un instant, il ne fut plus question de guerroyer pour de rire et pour le plaisir. Interdite pour “vrais” faits d’armes, la chasse devint alors un passionnant terrain d’enjeux.
La vie aux champs
Homme de terroir doublé d’un brillant édile, ambitionnant avant tout de devenir écrivain des quatre saisons, le Bourguignon Paul Cunisset-carnot avait refusé un avenir national. Trop âgé pour être mobilisé, il tint un journal de non-chasse du 31 juillet 1914 au 6 juillet 1916. Publié en 1917, la Vie aux champs pendant la guerre nous fournit une vision inédite de la campagne durant les premières années de guerre. Recoupées avec d’autres témoignages, ces observations et réflexions d’un homme de l’arrière nous décrivent une chasse reine mais privée de son royaume, une nature chamboulée, un monde finissant qui laisse affleurer ici et là des préoccupations qui sont aujourd’hui les nôtres.
Le gibier à l’épreuve du feu
« Dès le début de la guerre, écrit Cunissetcarnot, et jusqu’au milieu d’août 1914, je n’ai rien remarqué, rien constaté d’insolite parmi nos animaux sauvages […]. Mais dès le 20 d’août, les forestiers, les bûcherons constataient chez nous la présence de bandes de sangliers qui n’étaient pas du pays et qui venaient certainement d’y arriver. » Nul doute que ces bandes fuient les contrées où la guerre fait rage. En décembre de la même année, il observe a contrario que les grives de vigne allemandes, suédoises et danoises, qui habituellement « passent par millions » au-dessus de leurs têtes, évitent la Bourgogne. Pour esquiver le « barrage de vacarme et de feu », elles préfèrent sans doute survoler la Suisse et l’italie.
Gibiers de tranchées
C’est le moment que choisissent de nouveaux gibiers pour faire leur apparition. La chasse aux poux et aux rats devient l’ordinaire du Poilu. Si la chasse traditionnelle est formellement interdite et s’exerce plus ou moins sous le manteau, ces chasses de première ligne donnent lieu, tout au long du conflit, à l’édition de cartes postales pittoresques singeant avec une certaine dérision l’arrangement des tableaux de chasse d’avant-guerre. Une autre espèce de gibier émerge, qui nous plonge dans
la billebaude la plus noire que nous puissions imaginer. Par métaphore, l’homme, devient en effet gibier de tranchée et même le très doux Genevoix file la figure de style. Dans Ceux de 14, à l’un de ses hommes qui s’est promis « d’en avoir un », il lance : « Bredouille ? »
L’empire d’une ferveur
Ce glissement cynégético-sémantique a passionné André Loez qui l’expose dans l’oeil du chasseur. Violence de guerre et sensibilité en 1914-1918 et peut-être aurons-nous l’occasion d’y revenir dans un prochain numéro. Pour l’heure, permettez-moi de rester planquée à l’arrière, en compagnie de Cunisset-carnot qui, du haut de ses 65 ans, privé de tranchées, montre combien la chasse interdite est dans tous les esprits, dans toutes les mémoires. Prohibée par les décrets, la ferveur cynégétique, comme le lait sur le feu, reste prête à déborder à tout moment. Cunisset-carnot s’amuse à évoquer ces deux gendarmes qui, ayant coupé à travers champs pour gagner du temps, « entendent soudain claquer un coup de fusil. Tout de suite ils s’aplatissent, rampent, s’avancent bien cachés derrière la brousse de la friche et se trouvent tout à coup nez à nez avec… le maire qui, son fusil posé devant lui, accrochait, en le dissimulant sous son ample pardessus, un superbe lièvre qu’il venait de tuer ! ».
Crime passionnel
Jeté sur le banc des accusés, monsieur le maire désarme la partie adverse : « “J’ai cédé, dit-il, à un sentiment tellement violent, que je n’ai pas pu lui résister, car l’interdiction de chasser cette année a été, pour un vieux chasseur comme moi, une telle cause de souffrances physiques et morales que j’ai tenté le seul remède possible : je demande à être jugé avec l’indulgence que trouve devant la justice l’auteur d’un crime passionnel !” Il obtint cette satisfaction et ne fut condamné qu’au minimum de la peine, cinquante francs d’amende et la confiscation du fusil. » Sur le front, les Poilus ressentent le même manque. Mais, alors qu’on s’attendrait à ce que cela provoque, comme à l’accoutumée, tristesse et souffrance, le souvenir de la
chasse semble plutôt leur tenir compagnie, les soulager. Dans Avec les demi-dieux, souvenirs d’un conscrit de 1914, Raymond Ponroy illustre cet étrange paradoxe: « La sensation de solitude est telle que je suis heureux d’avoir mon mousqueton. D’ailleurs, Solognot, j’ai été élevé à avoir une carabine ou un fusil en main. »
La guerre déguisée en chasse
Il faut essayer – impossible entreprise au demeurant – de se mettre à leur place. Pour supporter l’horreur et la violence, n’aurionsnous pas tenté de déguiser la tuerie organisée en une gigantesque chasse – à l’homme certes – mais une chasse ? L’un des Poilus qui, en 1916, signe Au bruit du canon, « songe à d’autres clairs de lune, quand en Écouves il guettait le chevreuil à l’affût. Il savait braconner, lui, et cette guerre de tranchées, où l’on épie au créneau les moindres mouvements de l’ennemi, ne l’avait point étran
gement surpris. Ce n’était plus le même gibier, mais bien le même genre de chasse. Il savait y faire, et le Boche qui se hasardait à sortir de son terrier quand il était de garde au créneau était un homme mort. Cette chasse lui répugnait pourtant, [à lui, qui] était naturellement doux. ».
Une précieuse invisibilité
Cette chasse qu’on n’a plus le droit de pratiquer ni en première ligne ni à l’arrière continue donc de dominer les esprits. Sous le feu, elle permet de supporter l’insupportable ; au calme, elle suscite les idées. Cunisset-carnot ne cesse de chercher à se rendre utile à l’effort de guerre. Il commence par s’insurger contre l’uniforme français, trop voyant. Mais par quoi le remplacer? « Quelles étoffes remplissent le mieux les conditions d’une précieuse invisibilité ? Ce sont, et uniquement, celles que nous endossons lorsque nous allons chasser les grands animaux, écrit-il. Une longue expérience nous les a fait connaître et nous savons depuis toujours que si nous cherchions à surprendre à découvert certains gibiers, par exemple des chamois, des loups, des cerfs… en portant un képi rouge ou un pantalon garance, nous ne brûlerions pas une cartouche sur eux dans toute notre vie de nemrods. »
La balle, c’est bien, la chevrotine, c’est mieux
Et puis, selon lui, si la balle, c’est bien, la chevrotine, c’est mieux. C’est preuve à l’appui, qu’il l’affirme. Lors d’une rare battue autorisée par le ministère de l’agriculture en novembre 1915, un chasseur fut placé dans un chemin, pile là où il se rétrécissait. Déboulant, des sangliers le surprirent. D’un seul coup de fusil, il en tua cependant trois. Cunissetcarnot qui avait de la suite dans les idées, lui demanda « comment il avait tiré et avec quoi. […] Il [lui] indiqua qu’il avait tiré son coup gauche où il avait placé une cartouche contenant douze chevrotines et “tapé dans le tas”, car il n’y avait pas moyen de viser autrement, vu la rapidité des fuyards […] Mais alors… […] pourquoi dans les tranchées, dans les combats en poussées qui sont si fréquents, où la masse des fantassins ennemis arrive en désordre presque à bout portant, pourquoi ne pas remplacer dans un certain
1. Une harde qui, en août 1915, achève “son déjeuner” au milieu d’un champ de blé prêt à être moissonné. À l’approche de Cunisset-carnot, « elle quitte la table sans s’effrayer, sans se presser, puis rentre au taillis… » 2. Frédéric Louis Rouge (1867-1950) donne ici une étude de vieux braconnier, le plus dangereux des « destructeurs [et] dont l’expérience est redoutable ».
nombre de mains le fusil Lebel, qui est fait pour une visée précise et ne tire qu’un seul projectile à la fois, par un bon calibre 12 de chasse dont on raccourcirait le canon d’une vingtaine de centimètres ? » Tandis qu’il cogite dans son coin, les premiers as de l’aviation ne sont pas loin d’arriver aux mêmes conclusions que lui. Bientôt, ils étrenneront le duel en plein vol et au fusil.
Perdreau de l’année
Alors que les Français cherchent à mieux occire les Allemands, que fait donc le gibier ? Il jouit de la campagne en père peinard à l’exemple de cette harde qui, en août 1915, achève “son déjeuner” au milieu d’un champ de blé prêt à être moissonné. À l’approche de Cunisset-carnot, « elle quitte la table sans s’effrayer, sans se presser, puis rentre au taillis en ayant simplement l’air de se dire : “Ah ! que c’est ennuyeux de ne pouvoir même pas déjeuner tranquillement !” » À l’exemple aussi des compagnies de perdreaux qui se détournent à peine lorsqu’on arrive auprès d’elles. « Leurs enfants nés en 1914 et 1915 ne peuvent se douter de ce qu’est la cruauté humaine. Quant aux parents ils en ont perdu le souvenir ou bien ils croient à une trêve entre eux et nous ; peut-être à une paix définitive. »
Kafka et les braconniers
Cette période troublée par la seule volonté de l’homme semble tout bouleverser au point de finir par ressembler à une nouvelle de Kafka dans laquelle il serait “démontré que la chasse est immorale” et donc à interdire tandis que la pêche serait hautement “patriotique” et donc permise. L’absurdité va plus loin encore. En interdisant aux chasseurs déclarés de partir en billebaude, les autorités ouvrent grand la porte au plus dangereux des « destructeurs, le braconnier dont l’expérience est redoutable, celui qui a eu le temps d’acquérir celle-ci par la longue pratique, c’est-à-dire celui qui a passé au moins la quarantaine. Or, de ceux-ci il reste beaucoup au foyer familial, et, dans les campagnes, ils peuvent parcourir les bois et les champs tout à leur aise sans éveiller aucun soupçon ».
La guerre continue à faire rage
Les autorités s’emmêlent les pinceaux, les braconniers harcèlent les petits oiseaux, les grosses bêtes ruinent une partie des cultures, les nuisibles font main basse sur un gibier amnésique, les fracas du conflit détournent les migrateurs, les hommes font la chasse à l’homme. Rien ne tourne plus rond. Nous serions avisés de nous en souvenir plus souvent qu’à notre tour, en ces temps où les lobbys antichasse et vegan ont décidé de faire la guerre à notre bel héritage de chasseurscueilleurs-omnivores, où la guerre ne se voit plus, ne s’entend plus, mais continue à faire rage.
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