Chasses Internationales

Kevin l’anti-tout

- DOMINIQUE LELYS texte et dessin

Il venait d’une petite ville du Nord où ses parents travaillai­ent, l’un comme cheminot et l’autre comme ouvrière en usine. De l’enfance, il ne retiendra que le ciel gris, la vue des crassiers désormais recouverts de verdure et la monotonie des paysages qu’il parcourait avec ses potes du collège à la recherche de filles, cigarette au museau, au lieu de travailler ses mathématiq­ues. D’ailleurs, il avait décidé qu’il n’irait pas plus loin que la seconde : l’école, ce n’était pas pour lui.

Quant à sa vie familiale, elle était réduite à portion congrue : exténué de fatigue, Monsieur dormait tous les dimanches avant de regarder les jeux en fin d’après-midi et de retrouver ses collègues au bistrot avant le dîner ; quant à Madame, entre vaisselle, lessive, couture et ménage, elle faisait tourner la maison aussi bien qu’elle le pouvait. Kevin et ses parents avaient longtemps voté communiste, mais ce qu’il en restait désormais n’incitait guère à continuer. Tandis que ses parents étaient trop passifs ou trop vieux pour se révolter, Kevin, tout en votant écolo, nourrissai­t une haine des classes dites supérieure­s, cause de tous ses malheurs.

Petit rebelle en herbe, il passa rapidement du Mcdo aux légumes, pour se prendre de passion pour le gratin de carottes et la salade solidaire tofu-soja, quinoa équitable en prime; quant à la tradition chrétienne des boomers coincés, il la considérai­t comme une racine obsolète refusant de crever, et s’en méfiait d’autant plus que les chakras, le karma, la Kundalini, en quelque sorte la sagesse du monde (du moins ce qu’il en comprenait), lui parlaient davantage en lisant des ouvrages achetés à la Coop Bio près des petites annonces de voyance. Un temps attiré par la scientolog­ie, il préféra s’en démarquer grâce à son amie Vanessa qui l’incitait à conserver sa liberté pour l’accompliss­ement d’une grande oeuvre: réformer l’économie, se préoccuper de la planète, libérer les animaux de l’emprise de l’homme qui doit fatalement disparaîtr­e et, en attendant, lutter contre les traditions qui étaient la partie émergée de deux mille ans de patriarcat. Tout cela de manière solidaire, éco-responsabl­e, et “citoyen.ne”.

Tout est venu très vite: alors qu’il voulut rejoindre des potes qui résistaien­t à Notre-dame-deslandes, il fut retenu par la compassion de Vanessa envers les seuls êtres sensibles qui méritaient de l’attention: les animaux! Et, pour cela, il fallait les respecter, eux, les sentients: abolissons la chasse, la pêche et la corrida! Il n’en fallut pas plus pour que le jeune homme devienne végan et participe à des raids contre les boucheries et les élevages, vrais camps de concentrat­ion qui rappelaien­t “les heures les plus sombres de notre histoire”. Mais dans ce combat, rien ne bougeait assez vite : Solveig pouvait hurler à la télé, la chasse, et surtout la vénerie, se portaient bien, et l’on mangeait toujours de l’agneau à Pâques et du foie gras à Noël…

Kevin fréquenta divers groupes de militants anti-chasse dont la technique était commune : pratiquer le mensonge en permanence pour tromper celui qui n’ira jamais vérifier les informatio­ns. En outre, il avait beaucoup apprécié la stratégie de Stan’ dit “le phasme” : provoquer pour pousser l’adversaire à la faute. Et il était coco, de surcroît ! Comment les “chiasseurs” dégénérés ne sont-ils pas encore tombés dans le piège ?

À la suite des crises d’ego de petits chefs au sein des collectifs, Vanessa lui suggéra de monter son mouvement, car les moyens d’action ne manquaient pas: devant le laxisme de la justice, que représente­rait alors la destructio­n d’un mirador ou la crevaison des pneus du 4x4 du président de la société de chasse locale ? Refroidi par une claque administré­e hors Gopro par un sympathisa­nt d’un laisser-courre qu’il était venu perturber, notre courageux militant préféra rester en arrière. Pour ce faire, quoi de mieux que les réseaux sociaux? Kevin ouvrit huit comptes sur Fescesplou­c afin de troller, se lançant dans toutes les polémiques, réfutant les arguments les plus sensés, puis finissant par insulter ses interlocut­eurs « consanguin­s, alcoolique­s et avides de sang… Mais t’inquiète mon pote, le karma va s’occuper de toi ! ».

Il s’était installé avec Vanessa dans une fermette à retaper à Nanteuil-lehaudouin, près de Compiègne, et vivait de son potager en biodynamie, seul moyen de renouer avec les énergies tellurique­s prodiguées par Gaïa, notre mère à tous : bouse et corne de vache enterrées et autres rituels magiques permettant de faire corps avec les éléments.

Son bonheur fut gâché par son amie qui lui dit qu’ils étaient les idiots utiles d’une nouvelle forme de capitalism­e dont le terrain était celui du bio, la viande artificiel­le en étant le meilleur exemple. Que gagnaient-ils à insulter le monde sur la toile, tandis que de nouveaux oligarques mettaient en place les rouages d’un marché dont ils ne tireraient aucun bénéfice ? Kevin s’emporta, c’était la cause qui comptait, et les spéculatio­ns matérielle­s étaient la preuve que son amie n’était pas libérée de ses démons capitalist­es.

Ils finirent par se séparer: Vanessa préféra renouer avec le monde (elle devint caissière au supermarch­é du coin, cacha ses tatouages comme elle le pouvait et retira ses piercings), tandis que Kevin restait avec Attila, son amstaff, affectueux et sentient, une boule d’amour qu’il avait dressé, juste pour le plaisir, au mordant. Au bout de deux ans, la fermette était à vendre, et Kevin avait disparu, sans doute absorbé par sa cause, bien que de mauvaises langues ont affirmé l’avoir vu alors qu’il manutentio­nnait dans une enseigne de bricolage, les cheveux courts et la blouse bleue, et même chez Mcdo parce qu’au fond, les complément­s alimentair­es, ce n’est pas bon comme un cornet de frites au ketchup.

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Rien ne bougeait assez vite : Solveig pouvait hurler à la télé, la chasse se portait bien, et l’on mangeait toujours de l’agneau à Pâques.

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