Philippe néorural
Il avait 48 ans lorsqu’il décida, avec sa femme Véro surnommée “Petit Koala”, de quitter Paris. Pourtant, ils s’y sentaient bien : cent cinquante mètres carrés rue des Martyrs, pistes cyclables en expansion, voiture électrique au parking, vélo pliant pour madame et Cityscoot pour monsieur, télétravail, pouvoir d’achat confortable et un fils qui vivait à Castro, San Francisco. Progressistes dans l’âme et sûrs d’euxmêmes, ils se persuadèrent que leur reconversion serait bientôt en marche.
De sa tablette, après ses visites quotidiennes de Facebook et Twitter, Philippe regardait les annonces immobilières. Il sentait l’appel de la nature : biodiversité, éco-responsabilité et attitude citoyenne étaient des formules qui lui parlaient; le nucléaire vivait ses derniers instants et, après tout, les énergies renouvelables, tellement écolos, c’était l’avenir.
Après trois mois de recherche, Véro eut le coup de foudre pour une maison ancienne à l’entrée d’un village du Perche adossé aux champs, avec huit cents mètres carrés de pelouse, et un seul voisin, le Dédé et la Josette, agriculteurs proches de la retraite. Le lieu-dit était loin du bourg : alors tant pis pour le Qigong et les cours de peinture sur soie, au moins pourraitelle s’adonner à la permaculture. Après s’être assurés qu’aucun parc éolien n’allait s’installer près de chez eux et qu’ils pourraient ad minima capter la 4G, ils menèrent la transaction rapidement. Dédé, d’abord aimable avec les nouveaux venus qu’il nommait les “accourus” selon une tradition percheronne à l’égard des Parisiens, ne savait pas qu’en retour Philippe l’appelait le “bouseux”, ce qui ne l’empêchait pas de lui demander régulièrement des oeufs et du lait. Ces rurbains en herbe ne venaient que les vendredis soir avec leur chat Négus, en attendant de se reconvertir tout à fait.
Un soir d’été, couché sur une chaise longue en teck, il alluma sa tablette et découvrit les minutes d’un procès opposant les propriétaires d’une mare où les grenouilles coassaient toutes les nuits, et l’issue pour les voisins, “accourus” eux-mêmes, qui obtinrent de la faire combler. Justement, pensa-t-il, il fallait qu’il aille voir le maire pour se plaindre, car tous les matins, dès 7 heures, les cloches de l’église sonnaient, a-t-on idée ? Même le dimanche, et il n’y avait pas de curé! Après tout, c’est bien pour le silence qu’ils avaient aménagé dans ce trou perdu ! Philippe eut le tort d’en parler à son voisin. Le ton monta : bien que le fermier ne se rendît jamais à la messe, les cloches, il les avait toujours connues, c’était comme ça et pas autrement. Philippe lui demanda, en guise de représailles, de mettre ses vaches dans un autre champ, car il préférait l’air pur au fumet des bovins. Le lendemain, l’accueil que lui réserva le maire, sans doute prévenu de la requête, ne fut guère plus convivial.
Mais son réel combat se résuma à troller les discussions virtuelles sur le thème de la chasse, ne manquant pas de reprendre les poncifs auxquels il se mit à croire.
De ce jour, il harcela le bouseux devenu le “plouc”. Son âne et ses cochons puants qui attiraient les mouches, Aldo, son épagneul breton qui passait son temps à aboyer tout en effrayant Négus qui, lui, faisait un ravage de rouges-gorges et de mésanges, enfin le coq qui chantait dès 5 heures du matin : plainte allait être portée. La guerre était déclarée celle-ci commença par l’épandage de lisier de poulet autour de la maison des rurbains exaspérés.
Mais lorsque Philippe entendit, à la fin septembre, des coups de feu dans la campagne alentour et qu’il découvrit que Dédé chassait, la colère fut à son comble. Déjà qu’à Paris, il avait signé contre la corrida et la “chasse à la glu”, loisirs tellement cruels où l’on tuait des animaux “innocents” par plaisir, il détestait la chasse à courre, cette pratique de nantis qui ne respectait rien ni personne, il s’était laissé séduire par le discours des animalistes, des naturalistes autoproclamés, des associations et autres saboteurs qui servaient des intérêts dont il n’avait pas idée.
Philippe se passionna pour le bio, dénonça l’agriculture intensive (pour lui, était intensif tout ce qui n’était pas bio) et se rebella contre l’élevage traditionnel, vrais camps de concentration. Sur la Toile, il se réjouit de la fin du glyphosate et prit parti contre les néonicotinoïdes. Mais son réel combat se résuma à troller les discussions virtuelles sur le thème de la chasse, ne manquant pas de reprendre les poncifs auxquels il se mit à croire: chasseurs alcooliques, consanguins, dégénérés, meurtriers, chassant dans les jardins d’autrui, tuant par plaisir, en un mot, des dangers publics qui accaparaient la forêt au détriment des randonneurs, les vrais amis de la nature. Qu’un chasseur vienne dans son jardin, il aurait affaire à lui, non mais !
Ah, les chasseurs revendiquent la ruralité? Mais la ruralité, c’était eux! Comment, ils entretiennent les allées? Mais c’est pour laisser passer leurs gros 4x4 qui polluent ! Chassent-ils le sanglier ? Mais ils les élèvent, les relâchent et les agrainent ! Enfin, pour protéger les récoltes, il n’y avait qu’à poser des clôtures, même si pendant un temps, il dénonça la chasse en enclos.
Cela devint un jeu, qui vira à l’obsession. Il se levait la nuit pour se battre avec mots et insultes, il y pensait chaque jour, au point que sa femme se lassa de cette vie rurale, trop rurale, qu’elle avait imaginée autrement : Gaïa les abandonnait.
Dédé ne lâchant pas l’affaire, et nos rurbains, las de ces batailles, décidèrent de vendre leur bien pour s’installer dans le bourg, là où les coqs sont silencieux, mais de Bellême à Mortagne, ils ne trouvèrent aucune maison dans leur budget. C’est désormais au Mans que Véro et Philippe se rendent le week-end, lui, toujours aussi actif sur les réseaux sociaux, tandis qu’elle avait trouvé un club de tai-chi, et pouvait recommencer à se promener sac ouvert au bras, afin que tout le monde puisse en admirer la marque, comme dans la capitale. ■