Cheval Magazine

Le « Grand Dieu » en Camargue

- PAR ÉLODIE PINGUET. PHOTOS : THIERRY SÉGARD.

Du Cadre noir de Saumur aux taureaux camarguais… il n’y a qu’un pas ! Notre rédacteur en chef du mois, le Colonel Patrick Teisserenc, écuyer en chef du Cadre noir de Saumur a eu l’idée de nous faire découvrir une « autre » équitation hors les murs du manège. Si, si…

«C’est magique ! » Voilà une phrase qui, à elle seule, résume l’expérience, que seuls quelques initiés et passionnés de la région peuvent se targuer d’avoir vécue. Nous pourrions même nous contenter de cette simple phrase, tant les mots se bousculent sous le stylo au souvenir de ces moments incroyable­s. « J’aimerais bien faire du tri de bétail », nous confiait il y a quelques mois le Colonel Patrick Teisserenc, écuyer en chef du Cadre noir de Saumur. Ni une, ni deux, nous l’avons pris au mot, c’est pourquoi nous nous retrouvons aujourd’hui au milieu des taureaux, au nord de la Camargue.

Cow-boy d’un jour

Pour réaliser ce souhait, nous sommes accueillis à la manade de Renaud Vinuesa, au Mas du Pont de Laute au Cailar (30). Après un repas convivial à l’accent du sud, chacun se voit attribuer un cheval, Camargue bien entendu ! « La première chose qui frappe, c’est la taille »,

fait remarquer l’écuyer en chef, « sinon ce sont des chevaux très énergiques, bien plus que je ne le pensais ».

Après une balade bucolique, bercés par le chant des oiseaux et réchauffés par le soleil, cavaliers et chevaux s’arrêtent à l’entrée d’un pré, tellement vaste que nous n’en voyons pas les occupants. Une cinquantai­ne de vaches Angus avec leurs veaux nous attendent bel et bien. L’aventure commence. Les chevaux se redressent, ils connaissen­t leur job. Première mission, rassembler le troupeau. Quelques gardians ouvrent la voie, la métamorpho­se opère. Chacun prend son rôle à coeur, encerclant le troupeau pour éviter qu’une vache ne s’échappe. Certains les guident par un passage à travers les arbres, pendant que le reste du groupe les réceptionn­e. Tous ensemble, nous menons le troupeau dans un angle en haut du pré. Vous voyez où nous voulons en venir ? C’est le moment de s’essayer au tri ! Le Colonel Teisserenc ouvre naturellem­ent la marche, guidé par le manadier Thierry Ferrand, à qui appartient le bétail. Le petit cheval Camargue se montre digne de sa réputation, se frayant aisément un passage au milieu de vaches beaucoup plus grosses que lui, afin d’isoler « sa » cible du troupeau. Deux, trois mouvements plus tard, la vache sort tranquille­ment avec le sourire du colonel, qui semble avoir fait ça toute sa vie ! « On fait ici de l’équitation à une main, mais je trouve que ce sont exactement les mêmes techniques », analyse-t-il. « J’ai senti que le cheval bougeait ses épaules avec la rêne d’appui et ses hanches avec la jambe isolée. Ils ont aussi un galop très agréable et équilibré. » C’est au tour des autres invités de se faire la main sur ces impression­nants bovins. C’est presque trop facile… Mais pas de panique, Renaud Vinuesa, notre guide, nous réserve encore des surprises ! Direction les taureaux Camargue qui broutent tranquille­ment avec leurs juments, face à un paysage de vignes à perte de vue. Une carte postale grandeur nature.

Le tri des taureaux

Première mission, séparer les juments des taureaux. Toujours en selle évidemment ! La marche à suivre reste la même, quelques personnes forment une ligne pour éviter qu’elles ne s’éparpillen­t tandis que les autres rassemblen­t le groupe, afin de le guider jusqu’à la porte. Une affaire rondement menée, il est temps de passer aux choses sérieuses avec nos premiers taureaux Camargue. Plus petits que les vaches Angus, ils sont aussi plus

vifs. « L’important, c’est l’anticipati­on », retient le colonel. « C’est une affaire de placement par rapport à la bête. On y est assez familier quand on travaille avec les chevaux en longe où en liberté je trouve, après ce n’est pas la même vitesse ni la même façon de faire ! À partir du moment où l’on fait ça, il n’y a pas besoin d’aller vite, il suffit de rester au pas, tranquille. Une fois qu’on a choisi la bête à isoler, on reste concentré sur ce placement, tout en étant le plus précis possible. » Il lie d’ailleurs les actes à la parole et voilà un premier taureau hors du troupeau. Contrairem­ent aux vaches, les mouvements des taureaux permettent de tester et de savourer la maniabilit­é et la réactivité des chevaux. L’une de nos accompagna­trices, juchée sur un splendide lusitanien noir, et habituée de l’équitation de travail, s’essaye à son tour sur le taureau Camargue. Son cheval, très expressif, se prend au jeu et se fend de beaux demi-tours au galop pour isoler son bovin. Quelques instants plus tard, nous avons tous eu l’opportunit­é de trier. Pour certains, l’expérience fut fugace, les taureaux, habitués, sortaient docilement dès qu’ils avaient compris qu’ils étaient ciblés. Dans les cas plus complexes, attention à ne pas confondre vitesse et précipitat­ion. « Il ne faut pas faire peur au bétail mais le canaliser. Dès qu’il commence à aller un peu vite ou à s’énerver, tout se met à bouger et on perd le contrôle. J’admire beaucoup le sang-froid des cavaliers et le calme des chevaux ! », résume le colonel. Nos taureaux triés, nous devons les mener hors du pré vers un autre terrain. Quel drôle de cortège que de voir apparaître au détour d’un chemin des taureaux en liberté, encadrés par des chevaux ! Arrivés à destinatio­n, les gardians séparent quelques têtes que nous guidons vers un couloir relié à une arène. Ces taureaux sont élevés pour la course camarguais­e, qui consiste à attraper les attributs situés entre les cornes du taureau. Quelques jeunes raseteurs, en plein apprentiss­age de ce sport, sont d’ailleurs venus s’exercer avec les bêtes que nous avons triées. Agiles, rapides, précis, taureaux et raseteurs impression­nent ! De quoi conclure en beauté cette première journée si enrichissa­nte, par les paysages traversés, les chevaux, les bovins et les rencontres. Le tout à la découverte d’une équitation qui n’est pas sans rappeler l’équitation de tradition française, défendue par le Cadre noir : « On cherche tout dans le calme, à la fois dans le travail des chevaux mais aussi vis-à-vis des taureaux. À Saumur, c’est pareil pour le travail des sauteurs, on n’aborde les sauts d’école que lorsqu’ils sont calmes et posés. »

Une histoire de communauté

Jour deux, petit matin, les chevaux sont chargés dans le camion pour une nouvelle destinatio­n. Direction Saint-Martin de Crau, à une heure de route, au sein de la manade de Fred Lescot, président de la Confrérie des gardians. Cette manade à taille humaine élève une centaine de taureaux issus d’un croisement entre le Camargue et le Longhorn. Ils possèdent 15 chevaux, Camargue ou croisés barbe, espagnol… et font du spectacle de rue avec leurs taureaux. Nous retrouvons sur place Renaud et les chevaux, pas du tout perturbés par ce nouveau lieu. Aujourd’hui, notre groupe s’enrichit de nouveaux visages. Ils sont tous bénévoles, nous apprend Sébastien Lescaut, frère de Fred : « On travaille en famille mon frère, mes deux enfants et moi. À nos côtés, nous avons une quarantain­e de personnes qui viennent nous aider comme bénévoles. Banquiers ou garagistes dans la vie, leur passion, c’est de monter à cheval. Ils nous retrouvent le week-end avec leurs chevaux et on part dans les prés des taureaux ». C’est un tout autre univers qui s’offre à nous, le fourmillem­ent des cavaliers qui préparent leurs chevaux, ravis de se retrouver autour d’un café sous un ciel bleu éblouissan­t. Le colonel se promène d’un groupe à l’autre, fait connaissan­ce et n’attend qu’une seule chose, repartir à l’aventure. Le groupe se met en route, dans la bonne humeur. La plaine de la Crau et ses paysages à couper le souffle nous émerveille­nt sur l’heure de balade nécessaire à rejoindre notre destinatio­n. Cette plaine est pâturée une bonne partie de l’année par les moutons. Ancien lit de la Durance, ce lieu était une piste facile pour faire atterrir des avions ennemis

« On fait ici de l’équitation à une main, mais je trouve que ce sont exactement les mêmes techniques » COLONEL PATRICK TEISSERENC

pendant la Seconde Guerre mondiale. Des tas de pierres disposés ici et là empêchait cette manoeuvre et témoignent encore aujourd’hui des enjeux du passé. Bons derniers du cortège, dont la tête nous a depuis longtemps distancés, nous écoutons Sébastien Lescaut nous parler de sa région et de ses taureaux avec passion.

Un travail d’équipe

Le gardian nous apprend que suite à la crise de la Covid-19 et au dernier confinemen­t, ils n’ont pas pu aller voir les taureaux depuis plusieurs mois. La limite des 10 km empêchait les bénévoles de se rendre sur place. La Fédération des manadiers a fini par obtenir assez tardivemen­t des dérogation­s. « Maintenant, il faut presque repartir de zéro, leur instinct sauvage est revenu. C’est comme si on laissait un cheval six mois au repos, au retour en selle il faut reprendre un peu les bases. » Cette séance de tri s’annonce mouvementé­e ! Nous rattrapons le groupe, arrêté devant un pré d’une centaine d’hectares. Tellement grand qu’à première vue, aucun taureau à l’horizon. Sébastien explique au groupe, le colonel en tête, la marche à suivre. Quelques-uns s’enfoncent dans les bois pour débusquer les taureaux. Notre mission, bloquer le passage pour éviter qu’ils ne retournent dans la forêt. Le chien - un border collie – en tête, les gardians délogent les bêtes, qui apparaissa­ient bientôt au loin sur la gauche, font le tour de la pâture et partent en sens inverse dès qu’ils repèrent notre groupe. Une habitude bien connue des gardians qui sont déjà à les attendre. L’étau se resserre et les taureaux sont guidés dans un autre pré où nous les encerclons. Le colonel Patrick Teisserenc rentre en piste, sous les conseils et l’assistance de Fred Lescot. Plus gros que les taureaux Camargue, ces spécimens impression­nent avec leurs cornes imposantes.

Notre écuyer en chef et son cheval paraissent minuscules à côté des bovins qui bougent un peu dans tous les sens, par manque de manipulati­ons ces derniers mois. « Ils réagissent de façon beaucoup plus collective et rapide, cela nous demande plus de précision ! » Hors de question dans cette situation d’aller seul face au taureau. Quelques galops, demi-tours et feinte, voilà un premier taureau hors du troupeau. « J’ai eu beaucoup de mal à reconnaîtr­e la bête à trier, tout bougeait. » Pour des novices comme nous, tous ces taureaux se ressemblen­t, la tâche est loin d’être aisée. « Il faut commencer par arrêter le taureau qu’on souhaite trier et essayer de lire sa trajectoir­e ». Nouveaux essais avec les gardians bénévoles, rompus à l’exercice et bien plus efficaces. L’instinct des chevaux est un atout, « dès que le cheval repère le taureau ciblé, on voit ses oreilles le suivre, il cherche à anticiper le placement du taureau », analyse encore l’écuyer en chef, qui se lance alors dans une deuxième tentative. La magie opère, la trajectoir­e est bonne, la bête isolée, le travail paye !

« L’idée est de tout faire dans le calme mais avec un brin de rapidité à un moment, développe Sébastien Lescaut, quand on commence à isoler le taureau, son instinct lui dira de rejoindre son troupeau, c’est à ce moment qu’on prend de la vitesse. C’est beaucoup de travail d’équipe car l’autre cavalier doit s’assurer des mouvements du troupeau. » Non sans difficulté­s, nous nous frottons aux bêtes avec succès. Ainsi que s’achève cette expérience incroyable, sur les traces de cette pratique ancestrale. Sur le retour, le groupe saumurois ferme la marche, comme pour imprimer une dernière fois ces moments magiques, bercés par le pas actif des chevaux Camargue et impression­nés par cette équitation caractéris­ée par sa sobriété… et qui présente plus de points communs que l’on ne pourrait croire avec l’équitation de tradition française. Une question nous brûle les lèvres : à quand une nouvelle aventure ?

« L’idée est de tout faire dans le calme mais avec un brin de rapidité à un moment » Sébastien Lescaut

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 ??  ?? Pour l’occasion, l’écuyer en chef va délaisser son traditionn­el costume noir, pour vivre la Camargue à fond !
Pour l’occasion, l’écuyer en chef va délaisser son traditionn­el costume noir, pour vivre la Camargue à fond !
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 ??  ?? Entourer le troupeau pour prévenir toute échappée est un vrai travail d’équipe.
Entourer le troupeau pour prévenir toute échappée est un vrai travail d’équipe.
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Précision et anticipati­on, voilà les maîtres mots dans le travail avec le bétail.
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 ??  ?? La course camarguais­e est une activité pratiquée dans toute la région, qui permet de mettre en valeur l’agilité du taureau.
La course camarguais­e est une activité pratiquée dans toute la région, qui permet de mettre en valeur l’agilité du taureau.
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