Laëtitia Bernard : « Avec le cheval, il y a quelque chose d’intense et de planant ! »
Elle a couru sur les plus grandes pistes françaises, la cavalière non-voyante quintuple championne de France handisport vient de publier un livre, Ma vie est un sport d’équipe, dans lequel elle revient sur son impressionnant parcours, en évoquant son quotidien. Un témoignage sans pathos, drôle et enjoué comme elle.
Une journée comme les autres aux écuries du O’Takey à Avrainville dans l’Essonne. Le bruit de la souffleuse résonne dans les travées de boxes pendant que les chevaux se prélassent dans les paddocks. Une seule élève travaille avec sa coach dans une petite carrière extérieure bordée de mûriers en fleurs. « Reste au-dessus de tes pieds. Agrandis à droite, vers le bâtiment, garde le galop, tu t’es endormie là… », lance en riant Muriel, la monitrice, à sa cavalière. « Oui, j’ai fait un petit comatage ! », répond celle-ci. « On y retourne. Tu peux avancer, impeccable, laisse passer le mouvement, on est bon ! ». C’est sur cette note positive que se termine la séance du jour. En selle, une cavalière atypique. Laëtitia Bernard est non voyante. Ce matin, elle montait seule, guidée par la voix de sa coach. Privée de la vue à la naissance, Laëtitia Bernard est atteinte d’une cécité congénitale complète et irréversible. Un handicap dont elle a pris conscience vers l’âge de 6 ans, évoque-t-elle dans l’autobiographie qu’elle vient de publier. Depuis, sa vie rime avec défis. Mais « quand elle se fixe un objectif, il n’y a pas grandchose qui puisse l’arrêter », c’est ainsi qu’elle parle de Gwendolen Fer (la championne de concours complet) dans le documentaire qu’elle vient de lui consacrer sur France Télévision, un commentaire qui lui correspond aussi à merveille.
Un parcours sans faute
Diplômée de Sciences-Po Strasbourg et du CFJ, Laëtitia Bernard a réussi à trouver sa voie comme journaliste à Radio France à la rédaction des sports. Elle intervient le week-end sur les deux antennes de France Inter (8h15) et de France Info (7h35, 9h35, 11h35). À l’écouter, personne ne se doute de son handicap, forcément. Mais dans les couloirs où elle manque souvent de se perdre et à la cafèt, où tenir son plateau relève de l’exploit, c’est une autre histoire qu’elle a choisie de révéler dans son livre avec humour. Un ton auquel on ne s’attend pas pour un tel ouvrage qui évoque une vie de handicap. Laëtitia n’hésite pas à se moquer d’elle-même. « C’est un ton très personnel, je ne pouvais pas l’écrire autrement, ce livre me ressemble, c’est ma manière d’être, j’aime beaucoup rigoler. C’est un témoignage de parcours de vie, mon but n’est pas de terroriser les gens ! », lâche-t-elle amusée. « Depuis que je suis petite, on me pose régulièrement des questions : comment fait-on quand on n’y voit pas, quand on va à l’école, pour se déplacer ? J’ai écrit ce livre pour partager mon expérience, en me disant que ça pourrait peutêtre répondre à des questions, apporter des éléments de réflexion sur la question du handicap pour le grand public et les personnes concernées. » Fille de professeur de sport, Laëtitia a vécu une scolarité (presque) normale entre instituts spécialisés et écoles pour valides dans la région toulousaine. Parmi ses souvenirs d’enfance, la rencontre avec les poneys figurera certainement parmi les plus marquants. Au départ, il s’agit de simples initiations proposées avec les autres élèves de l’école maternelle. Pendant les vacances, la petite fille s’inscrit au club voisin, la rencontre déterminante vient plus tard, elle est associée à celle de la monitrice Muriel Neau au début de la 5e, au Poney Club de Vigoulet-Auzil. « La passion est venue quand Muriel m’a
appris à monter, et qu’elle m’a fait comprendre toute la communication et les échanges que l’on pouvait avoir avec un cheval. » À l’instar des autres cavaliers, Muriel, férue de CSO, met Laëtitia en selle et se fait un point d’honneur à la former à l’obstacle. « Je ne savais pas ce que cela voulait dire “sauter”. Sauter quoi ? Qu’est ce qui va se passer ? », se souvient Laëtitia. « D’abord j’ai appris la position en équilibre, puis le passage des barres au sol, puis une croix, un apprentissage identique à celui des autres cavaliers finalement. ».
Des sensations intenses
En revanche, ce qui n’est pas identique, c’est la représentation du cheval que la jeune femme n’a jamais vu… « J’ai une représentation tactile au niveau du volume, de la morphologie, le mouvement des oreilles quand ils captent des choses, explique-t-elle, un cheval en mouvement, c’est plus difficile, c’est une représentation presque kinesthésique, corporelle, je vais sentir ce que cela fait au niveau de mon assiette, de mes jambes, quand on est dessus ou des sons, un cheval en mouvement, c’est aussi des bruits, le son des sabots, des fers qui touchent le sol et la masse qui se propulse, si je suis à côté. » Une chose est sûre, petite, elle n’aurait jamais imaginé que le cheval jalonne autant sa vie. Au fil des années, Laëtitia n’a jamais cessé de progresser jusqu’au plus haut niveau. « J’ai commencé par des cours en longe pour fonctionner, puis rapidement j’ai suivi des cours particuliers, ce qui m’a permis de faire les choses dans l’ordre d’un point de vue technique, de prendre mes sensations et mes repères sensoriels. Je monte vraiment beaucoup toute seule pour acquérir de l’autonomie, encore aujourd’hui pour être dans ma bulle et rester concentrée. Tu sens que tu progresses quand tu arrives à enchaîner plusieurs obstacles, quand tu ne te fais plus embarquer tout le temps, quand tu montes un peu les barres.
J’ai fait des parcours de hauteur identique pendant des années mais au fil du temps quand tu maîtrises et que tu profites de chaque seconde, c’est très kiffant ! », lâche-t-elle tout sourire. « Kiffant », c’est peu de le dire quand on peut se targuer d’être quintuple championne de France handisport de saut d’obstacles ! « Ma mère n’est jamais venue me voir en compétition. Et quand elle est dans le coin, elle ne regarde pas le parcours, elle attend que j’ai fini ! », ajoute-t-elle. « À la base, je n’avais pas plus de motivation que cela, on m’a proposé d’aller au championnat de France parce qu’il n’y avait que ce concours en handisport à l’époque. Techniquement, j’ai dû m’arracher, réaliser un parcours plus long que d’habitude. J’aime bien quand il y a un défi. C’est à cette occasion que j’ai rencontré les cavaliers de l’équipe de France handisport, de belles rencontres humaines qui m’ont permis d’apprendre à assumer mon handicap en société. Je pensais beaucoup à eux, cela me motivait, plus que
les titres en eux-mêmes, j’avais envie de revivre cette intensité. »
Une technique adaptée
En concours handisport, il existe plusieurs techniques pour permettre au cavalier de réaliser son tour, lorsque celui-ci est atteint de cécité. Le plus accessible est le tandem en binôme, un cavalier à cheval ouvre la marche et guide le cheval du concurrent qui le suit en se calant sur deux à trois foulées derrière. Il existe une autre méthode avec des « colleurs » (ou « crieurs ») qui se placent à côté des obstacles et guident le cavalier à la voix. « Techniquement, c’est plus subtil, on est tout seul sur la piste. Pour prendre des options sur des parcours que l’on ne connaît pas, pour garder une fluidité tout au long du tour, c’est délicat, cela demande beaucoup de travail. Mais je trouve cette méthode passionnante », assure Laëtitia. « L’avantage de suivre avec la première technique, c’est que l’on va pouvoir vivre un tour sur un vrai tempo, aller au bout et être opérationnel, si on veut faire des virages serrés. Mais enchaîner des sauts seuls procure un vrai sentiment de liberté, c’est ce que je fais en leçon mais avec un seul obstacle. À un moment, quand on est bien relâché, le cheval nous porte nous emmène, on fonctionne avec lui, comme aujourd’hui. En canne blanche, on est toujours accroché au bras de quelqu’un, il y a un côté très dépendant. Avec le cheval, il y a moins de gêne à se faire emmener, il y un grand sentiment d’autonomie, même si c’est lui qui fait tout, il y a une connexion qui fait beaucoup de bien, cela donne une force intérieure, et la sensation de la frappe de battue, c’est un envol, une adrénaline, quelque chose d’intense et de planant. »
Ses chevaux de coeur
Parmi eux, la cavalière en cite deux : Gaspard de Lespie, un bel alezan qui lui « a fait passer tous les caps » qu’elle n’aurait jamais imaginés. « C’est un cheval hallucinant qui ne s’est jamais arrêté et n’a jamais fait une ruade. » Il lui a même permis de gagner un barrage en Club 2 à Lamotte. Aujourd’hui, il est à la retraite et coule des jours heureux. Depuis 2014, c’est avec Succès qu’elle prend son envol. « Il n’a pas les mêmes moyens physiques que Gaspard mais il a une générosité extraordinaire. Contrairement à Gaspard qui était ultra tonique, lui je peux le monter dans le relâchement, il aime sauter, il est très doué, très gentil, intelligent, il va se caler sur mon état. Il est capable de se mettre en pilote automatique et d’aller chercher l’obstacle tout seul. J’aime bien aussi la relation au box, si je passe devant, et si je me trompe d’un pas ou deux, il va m’appeler, hennir, il va me mettre un petit coup de tête sur l’épaule en me disant “arrête-toi”. Il est très fort ce petit cheval ! ».
Un équilibre de vie
Aujourd’hui, le cheval prend un peu moins de place dans l’emploi du temps de Laëtitia Bernard mais compte toujours autant pour elle. « C’est ce qui me rend heureuse et qui fait partie de mon équilibre de vie. Aux écuries, la dirigeante Véronique Cacciaguerra et toute l’équipe sont devenus des amis. Ce que j’aime ici, c’est qu’il y a une polyvalence, une ouverture d’esprit, il n’y a pas que la directrice qui me fait monter, les moniteurs aussi, comme Muriel ce matin. Et si je veux refaire de la compétition, tous les voyants sont au vert. » Pour l’heure, ce n’est pas au programme de la journaliste, même si elle n’est pas insensible à sa simple évocation qui lui rappelle surtout beaucoup de beaux souvenirs. Comme sa victoire en 2005 au Jumping de Bordeaux en tandem derrière Michel Robert porté par un public déchaîné ! « Il m’a beaucoup apporté, on s’appelle encore aujourd’hui, ce sont des relations sur le long terme. Récemment, je viens de rencontrer Gwendolen Fer, c’est une femme exceptionnelle. J’ai fait énormément de belles rencontres, les gens qui me donnent et qui partagent avec moi sont extrêmement généreux, cela créé de belles relations. » Dernièrement encore avec Bosty, avec lequel elle a réalisé l’un des épisodes d’un nouveau podcast (six épisodes de 20 mn, sur Francetvinfo.fr), Les sens des jeux, qui raconte son expérience avec des personnes qui préparent les Jeux olympiques. Tenace, jusqu’au-boutiste, « structurée mais pas insensée », la jeune femme ne manque pas de tempérament pour relever les défis quotidiens et bouillonne encore d’idées et de projets à venir. « Le simple fait de traverser la rue est un défi, un rendez-vous dans un café est un défi… À côté, sauter à cheval, ce n’est rien ! Il y a des défis qui font tellement de bien qu’ils vont te porter ! ». Un bel exemple à suivre.
« En canne blanche, on est toujours accroché au bras de quelqu’un, il y a un côté très dépendant. Avec le cheval, il y a moins de gêne à se faire emmener, il y un grand sentiment d’autonomie, même si c’est lui qui fait tout. »