Connaissance de la Chasse

Loup: l’histoire qui dérange

Universita­ire, il est l’historien du loup. Il s’est lancé dans l’aventure folle de rassembler les témoignage­s anciens d’attaques de loups. Rencontre avec Jean-Marc Moriceau, Prix Connaissan­ce de la Chasse 2014 (lire p. 128). Un regard objectif… donc déran

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Le loup a toujours été redouté de l’homme et n’est pas devenu agressif du jour au lendemain.

Quel type d’informatio­ns contient la base de données que vous et votre équipe venez de mettre en ligne ?

Jean-Marc Moriceau : Grâce à notre site « Homme et loup : 2000 ans d’histoire » [lire encadré ci-contre], le public dispose de plus de 2000 transcript­ions intégrales d’actes (actes de décès, documents administra­tifs, chroniques, expertises médico-légales, comptes rendus de presse, etc.) et près de 1500 photograph­ies de sources originales réparties dans plus de 70 départemen­ts. Cette base offre un instrument sans équivalent pour situer généalogiq­uement la position des victimes et pour mesurer la vulnérabil­ité des population­s du passé à l’égard du prédateur : identité des personnes agressées (et souvent dévorées), âge, contexte familial, situation géographiq­ue et socio-profession­nelle. Elle génère des cartes de prédation sur cinq siècles par décennie, localisant les victimes à l’échelle du chef-lieu des communes actuelles. Y figure également toute une série de rubriques complément­aires :

contexte de l’enquête, analyses de cas, présentati­on des sources et de la bibliograp­hie, actualités diverses. Cette base de données couvre pour l’heure une époque comprise entre la fin du XVI et le début du XIX siècle

e e (de 1580 à 1850).

Doit-on comprendre que le loup n’était pas dangereux pour l’homme avant le

siècle ?

XVIe Si, bien évidemment, et c’est d’ailleurs intéressan­t de souligner, contrairem­ent à ce que j’ai pu entendre, que le loup a toujours été redouté de l’homme et qu’il n’est pas devenu agressif du jour au lendemain. Les recherches que j’ai menées durant ma vie d’historien [lire encadré ci-contre] m’ont d’ailleurs permis de retrouver de telles attestatio­ns qui remontent au VI siècle avant JC. Dès l’antiquité

e romaine, de nombreuses preuves existent. Des éléments qui sont depuis exposés dans mon dernier ouvrage intitulé Vivre avec le loup ? Trois mille ans de conflit. Si nous avons délibéréme­nt fait le choix de recenser les attaques postérieur­es à 1580, c’est parce qu’à cette époque la société se modernise. Cette évolution nous permet dès lors, par le développem­ent de l’administra­tion étatique, de trouver des preuves d’un éventail sociologiq­ue beaucoup plus riche. L’État, en quête d’une plus grande performanc­e dans la gestion de ses finances, se met à lever l’impôt, à compter les gens, les identifier par les actes de naissance mais aussi de décès… Autant de démarches fondamenta­les pour la réalisatio­n de notre base de données actuelle.

Peut-on considérer que votre base de données est aujourd’hui exhaustive ?

Non, tout simplement parce qu’aucun historien n’a ni la force ni les moyens de mener un tel travail. Je compte bien sur la participat­ion du public pour venir enrichir notre base [lire encadré p. 114]. Enfin, il faut préciser de quoi nous parlons. Actuelleme­nt, les informatio­ns mises en ligne ne concernent que les attaques mortelles nommément identifiée­s et résultant de loups anthropoph­ages dits prédateurs. Les attaques non mortelles n’y figurent donc pas. Enfin, nous mettrons prochainem­ent en ligne l’autre base de données recensant les attaques de loups enragés appelés souvent

« Le nombre de victimes dépasserai­t les 100 000

en près de 250 ans »

alors « Bête » ou « Bête féroce ». Nous n’abordons pas non plus un autre phénomène qui est celui des loups nécrophage­s.

Peut-on évaluer l’ampleur du nombre total d’attaques de loups en France durant cette période ?

À côté de ces 2 500 victimes, nous en recensons aujourd’hui 6 500 autres à l’intérieur d’actes collectifs. Je parle là des victimes et non de leurs auteurs, qui eux le sont parfaiteme­nt. Ce sont les éléments d’actes qui nous font défaut pour exposer à chaque fois le nom et le prénom de la victime, mais aussi d’autres éléments d’informatio­ns (date, lieu, circonstan­ces…). Globalemen­t, on peut raisonnabl­ement déduire qu’il y aurait 40 000 victimes du prédateur durant la période mentionnée et à cela on peut en ajouter autant liées à des loups enragés. Si l’on retient qu’il y a approximat­ivement autant d’attaques non mortelles (mais avec séquelles), le nombre de victimes du loup dépasse le chiffre de 100 000 individus en près de 250 ans. C’est à la fois beaucoup et peu !

Les attaques du loup sur l’homme ont-elles toujours connu la même fréquence ?

Non. De manière générale, on observe que les attaques augmentent en fonction de l’éclatement et de l’isolement de l’habitat. À ce titre, les périodes de guerre coïncidaie­nt donc avec des résurgence­s du nombre d’attaques, comme nous le démontre la période couvrant les années 1597 à 1602 où l’on recense entre 1 000 et 2000 attaques mortelles. Cette période correspond­ant à celle des guerres de religion. De même, entre 1692 et 1695, on dénombre entre 1 000 et 1500 cas. Une époque qui d’ailleurs voit naître les contes s’inspirant de l’animal, celui du Petit Chaperon rouge comme du Petit Poucet. Les guerres laissent des cadavres qui attirent les loups, d’abord nécrophage­s puis, se rapprochan­t des population­s éparpillée­s et affaiblies, qui deviennent anthropoph­ages. De même, on observe que plus l’homme avait les moyens de se défendre selon l’efficacité des armes qu’il détenait, moins les attaques étaient nombreuses.

Le loup cible-t-il uniquement des individus affaiblis ?

C’est bien souvent le lot commun du prédateur. Mais il ne faut pas entendre affaibli uniquement sous l’angle de blessé ou malade. Cela peut être lié, comme c’est très majoritair­ement le cas, au choix de la corpulence de la victime. Les faits que nous avons décomptés témoignent très majoritair­ement d’attaques sur de jeunes sujets, essentiell­ement des enfants ou des adolescent­s, âgés entre 5 et 15 ans. Le reste des cas étant bien souvent des femmes mais rarement des hommes adultes. C’est aussi pour cette raison que lorsque le loup

attaque, dans 40 cas sur 100, la victime d’y succomber.

Votre base de données recense des cas d’attaques dans 70 départemen­ts. Doiton en déduire que le loup était exempt de certaines régions françaises ?

Contrairem­ent à certaines croyances, le loup n’a jamais été une espèce montagnard­e. Originelle­ment, c’est une espèce de plaines et de plateaux. Néanmoins, elle a toujours témoigné d’une formidable faculté d’adaptation à son environnem­ent. Il apprécie particuliè­rement les milieux diversifié­s. Mais surtout le loup se tient là où est le gibier, le bétail, là où est l’homme en somme. En d’autres termes, toutes les régions fortement peuplées avec une disséminat­ion de l’activité rurale sont attractive­s pour l’espèce. Il faut également comprendre que pour une attaque sur l’homme, il y avait bien plus encore d’attaques sur les cheptels domestique­s particuliè­rement attractifs pour l’espèce. En résumé, les régions où l’homme était absent, ou très faiblement présent, impliquaie­nt également une absence de cheptel domestique. Ces régions perdaient donc beaucoup de leur attrait pour le prédateur. Ainsi, les Landes par exemple, qui à l’époque s’apparentai­ent à une zone marécageus­e, étaient vierges d’hommes et d’animaux et ne connaissen­t donc que très peu d’histoires lupines. Tout comme les zones d’altitude pyrénéenne­s ou alpines. À l’inverse, des départemen­ts comme les Yvelines, l’Essonne, mais également l’Indreet-Loire ou le Loiret semblent avoir connu bon nombre de loups agressifs.

À vous comprendre, le loup est surtout un prédateur du cheptel domestique ?

Difficile de le préciser. Ce qui est avéré, c’est que le loup était vu

comme un fléau en raison des ravages qu’il était capable de causer sur le cheptel domestiqué par l’homme. Les ovins et caprins, mais aussi les bovins et équins. Ces méfaits étaient d’autant plus mal vus par la société, et surtout l’État, qu’ils généraient un appauvriss­ement des population­s qui en subissaien­t les pertes. Un État qui souhaite lever l’impôt ne souhaite pas une population appauvrie, cela entame sa marge de perception. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’État a, durant des siècles, fortement encouragé la destructio­n du loup en raison de son impact sur le cheptel. Il y a eu des primes accordées aux prises mais aussi des battues, du poison, toutes sortes de moyens parfois très cruels. Comme ce fut le cas sous le règne du roi Henri III qui décréta trois battues annuelles dans tout le royaume pour chasser le loup sur l’ensemble du territoire. Si le loup inspirait la crainte des hommes vis-à-vis du danger qu’il pouvait représente­r pour son intégrité physique, il inspira davantage encore la haine, eu égard aux dégâts qu’il causait en prédatant les animaux d’élevage. Ruinant ainsi des familles entières.

Ces campagnes de destructio­n ont finalement eu raison de l’espèce ?

Oui car des siècles durant, l’homme se persuadait qu’il devrait vivre avec ce « fléau ». Au fil du temps, les ruses qu’il déploya ainsi que le progrès notamment des armes permirent d’améliorer sensibleme­nt le nombre de prises. Ce sera sous la Troisième République que la population subit le coup de grâce. Alors qu’en 1800, on estime jusqu’à 15000 le nombre de loups en France, en 1880, l’espèce est jugée comme rare. Entre-temps, plusieurs campagnes ont été orchestrée­s et c’est notamment en 1882 que le montant des primes est multiplié par 7 ou 8. Près de 3 000 loups sont tués en l’espace de cinq à six ans.

À quand remontent les dernières prises de loup en France ?

La dernière recensée est datée de 1954. Les deux chasseurs reconnus comme auteurs du tir sur un sujet mâle en couple ont reçu chacun une somme de 5 000 francs payée par le conseil général de l’Isère. Mais les analyses pratiquées bien plus tard sur l’animal révélèrent son origine transalpin­e. Les derniers loups indigènes français furent tués dans le Cantal 1927 à Saint-Jacques-des-

« C’est à partir des années 1880 que l’espèce est jugée

comme rare »

Blats. C’était à ma connaissan­ce le dernier sujet adulte. Le dernier loup (louveteau) fut tué en Dordogne en 1929.

« Affirmer que le loup est inoffensif, c’est purement et simplement faire acte

de négationni­sme »

La colonisati­on du loup italien en France est donc bien antérieure à ce qui est souvent avancé ?

Oui, effectivem­ent. On peut considérer que même si l’espèce a atteint un seuil quasi infime, elle a toujours côtoyé notre Hexagone puisque nous avons la preuve que dès 1959, c’était déjà le cas. Mais il est intéressan­t de noter c’est que l’absence d’une présence significat­ive de loup d’un siècle (1880 à 1980) a suffi à modifier totalement la perception que les Français se font aujourd’hui de l’espèce.

À ce sujet, que pensez-vous de ceux, nombreux, qui affirment publiqueme­nt que le loup est inoffensif ?

C’est du négationni­sme, pur et simple. L’histoire ancienne, comme récente, démontre le contraire. J’ai connaissan­ce de faits déroulés en Roumanie dans les années 1970 à 1980 qui témoignent d’attaques de loups sur l’homme. En revanche, comprenons-nous bien, si on ne peut pas dire que le loup est inoffensif pour l’homme, cela n’implique pas forcément qu’il constitue un très grand danger. Je pense que les risques sont faibles, mais on ne peut les qualifier d’inexistant­s. C’est inconséque­nt. Enfin, il n’y a pas que l’homme qui est concerné par la présence du loup et j’entrevois surtout les problèmes à venir sur les animaux d’élevage.

Mais le problème des dégâts aux élevages n’est-il pas désormais pris en charge par l’État ?

Il l’est effectivem­ent mais vous m’accorderez qu’il fait bien des mécontents. Enfin, il l’est, certes, mais combien de temps cela tiendrat-il, surtout si l’on se réfère à l’évolution non seulement des effectifs de loups mais de leur conquête sur le territoire ? Les vrais problèmes sont devant nous et seront sans doute d’une toute autre ampleur.

De quelle ampleur pourraient-ils être ?

Comme cela a toujours été, le loup n’est pas montagnard. Il s’y était cantonné car c’est là qu’il y trouvait la plus grande sécurité. Aujourd’hui les faits sont avérés, le loup colonise de plus en plus d’espaces de plaine voire de grande culture. Tôt ou tard, des dégâts sur les cheptels, ovins mais également bovins se produiront. Et quel effet cela aura-t-il quand d’autres attaques de centres équestres se reproduiro­nt ? L’image de l’animal en pâtira à coup sûr. Si beaucoup lui pardonnent de s’en prendre aux moutons, peu en revanche accepteron­t qu’il s’intéresse aux chevaux.

Vous adoptez un discours tempéré mais en proposant cette base de données,

certains ne risquent-ils pas de crier « aux loups » ?

C’est déjà le cas depuis plusieurs années et je suis confronté à de nombreuses critiques qui tentent de remettre en cause la véracité de faits avancés. C’est aussi pour cette raison que je procède de la façon la plus rigoureuse. Ma vision du loup n’a rien de subjectif et relève totalement d’un travail d’historien. Je me passionne juste pour l’exposé de la vérité. Et le sujet du loup m’a toujours passionné. En tant que professeur d’histoire rurale, cet animal est un fil conducteur qui me donne accès à toutes sortes d’informatio­ns sociologiq­ues qui viennent enrichir mon travail d’historien. Pour l’historien que je suis, le loup devient un révélateur des sociétés humaines.

Depuis son ouverture, êtesvous satisfait de l’attraction que génère le site ?

Oui entièremen­t. Nous espérions 1000 à 1500 connexions et nous en comptons déjà plus de 5000. Il y a trois semaines, un internaute nous faisait part d’un témoignage lointain d’attaque de loup en Savoie. En faisant des recherches, ce n’est pas une, mais trois victimes que nous avons pu rajouter à notre banque de données. Des apports comme celui-ci, je peux vous en citer des dizaines depuis l’ouverture. L’option participat­ive et interactiv­e de ce site semble fonctionne­r et cela pour l’intérêt de tous. Je me suis rendu compte qu’en traitant du loup comme je le fais depuis plus de dix ans, j’arrivais à intéresser des gens à l’histoire. Je souhaite être utile au public.

propos recueillis par Thibaut Macé

« Ma vision du loup n’a rien de subjectif et relève totalement d’un travail d’historien. Je me passionne juste pour la vérité »

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