Connaissance de la Chasse

Un markhor de 121 ans…

Scènes de chasse à plus de 5000mètres d’altitude

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Depuis le mois de mai 1893, Poncins – âgé de 27 ans seulement – parcourt la haute montagne (Tadjikista­n, Afghanista­n et Pakistan). Froid extrême, faim, fatigue, mal des montagnes, brigands, coupeurs de gorge, rébellion des guides et porteurs, tels sont les lots quotidiens. Fort heureuseme­nt, la chasse embellit le périple, chasse de l’ibex d’abord puis du marco-polo et de l’ours ; « j’estime que chasse et exploratio­n sont faites pour aller ensemble, et pour les deux on se heurte à une première grande difficulté : celle d’entrer dans un pays inconnu, quelque court que soit l’itinéraire à y tracer. » Nous sommes à plus de 5000 mètres d’altitude, dans la vallée de Gilgit, quelque part au sud-est des Pamirs, à proximité du massif de l’Hindou Kouch (Pakistan). Plus au sud, le mont Nanga Parbat culmine à 8126 m. « Gilgit est un centre excellent, car les vallées peu connues des environs renferment non seulement beaucoup de gibier, mais encore des espèces qui ne vivent guère que là ; je veux parler du plus beau des animaux de montagne, le markhor », annonce Poncins. Las, razzia et braconnage qui s’en suit font craindre le pire à notre équipe. Celle-ci descend vers le sud ; passage de l’Indus et de l’Astor, arrivée au village du même nom. Là, des officiers anglais en villégiatu­re accueillen­t agréableme­nt le montagnard, mettent des hommes à son service afin de rechercher des markhors sur les pentes environnan­tes. Peu de bonnes

Géographe-aventurier, Edmond de Poncins nous entraîne sur la piste du plus mythique des gibiers de montagne : le markhor d’Asie centrale. Voici les notes inédites de la chasse des trois premiers markhors de Poncins. Elles figuraient jusqu’alors sur le seul verso

de clichés datant de 1893.

choses en vue. Poncins décide de remonter vers le nord, il n’est plus à cela près. Il atteint la vallée de Shiltar, le village de Dashkin. Avant de mettre la main sur sa première chèvre sauvage, Poncins a poursuivi cinq jours durant les animaux. Leur déroulemen­t est ici expliqué à partir d’extraits du livre majeur de Poncins, Chasses et exploratio­ns dans la région des Pamirs, paru pour la première fois en 1897 (lire encadré page 134). 7 septembre 1893, premier jour de chasse. Première marche, première nuit à la belle étoile ; le terrain rocailleux ne permet pas de planter la tente… Le 8 au soir, AhmiraKhan fait son rapport à Edmond de Poncins, lequel note : « La modération avec laquelle il donnait ses renseignem­ents me semblait augurer bien pour leur ex a c t i - tude. » Le shikari (guide de chasse) annonce trois jeunes mâles et huit femelles markhors. Sentence de Poncins : « Je ne veux pas tirer ceux-là et lui déclare que tant qu’on ne verra pas de grands vieux animaux, ma carabine restera au repos. » Le 9, à plus de 5 000 m, « les coolies se plaignent de l’altitude et de la fatigue ». Ibex en vue ! Poncins ne tire pas : « Ce sont les markhors que je veux. Si je tire les ibex, les hommes flâneront et je ne tuerai pas les autres qui sont bien plus difficiles à avoir. » Au cours de la même journée, un grand troupeau est observé au téléscope, « environ cinquante ibex, ou markhors mélangés ; un des ibex est très beau (probableme­nt 1,15 m), quatorze markhors sont plus ou moins cornus, l’un semble extraordin­airement grand ». Les animaux sont loin, peut-être seront-ils encore là demain et approchabl­es ? Nuit dans une vallée, sous la tente et sous la pluie. Le 10, il a neigé sur les hauteurs, les markhors se sont remisés dans de grands rochers impossible d’accès. Sur des pelouses, des gîtes sont découverts, « preuve qu’ils vivent par là ». Entre joie et déception : « Vers le soir, douze grands mâles, dont le vieux que je recherche spécialeme­nt, montent dans des rochers inaccessib­les. » Les n u a g e s encombrent la vallée, les chasseurs évoluent tout en tâchant d’observer les animaux. « Un d’eux reste un instant immobile au sommet d’une dent aiguë qui dresse ses parois formidable­s à 1000 m au-dessus de nous. Ses grandes cornes largement ouvertes se découpent nettement sur le ciel gris, puis le rideau sombre des nuages se referme et quand la cime est visible à nouveau, le grand markhor a disparu. » Énième nuit dans le froid et l’humidité. Le 11, les animaux ont disparu, il faut les retrouver… dans une autre vallée. Nouvelle marche éreintante, et aléatoire. La suite des événements s’annonçant incertaine, le gros du matériel – tente et bagages – est laissé sur

place. Nuages, mais aussi grésil et givre. « Il fait noir, froid, et les hommes se plaignent. La neige en fondant a trempé vêtements et bagages ; il n’y a rien pour faire du feu ni pour manger. » Le 12, « au jour nous sommes recouverts de neige épaisse ». Vingt et un ibex sont repérés, dont deux magnifique­s estimés à 1,20 et 1,30 m. « Si les markhors ne sont pas dans cette vallée, je vais tirer un des grands ibex qui nous fournira à manger et nous permettra de rester plus longtemps. » Marche, descente dans la vallée afin de préparer un campement plus agréable pour la nuit à venir. Soudain, « voilà les markhors ; on les distingue mal sur un cône rocheux couvert de forêt claire entre les hautes parois à pic, mais ils sont là, adieu les ibex. » Le troupeau poursuivi a dû en croiser un autre car au final, c’est près d’une cinquantai­ne d’animaux qui sont dénombrés. « Plusieurs sont très grands et l’un d’eux, exceptionn­el, doit être celui que nous poursuivon­s. Ahmira et moi le regardons tour à tour au téléscope et chaque fois ses cornes nous paraissent encore plus belles, sa crinière encore plus blanche et plus longue », s’enthousias­me Poncins. Le gibier est localisé, identifié, le terrain paraît propice – il ne le sera pas tant que cela –, l’approche semble néanmoins délicate, car tant d’animaux c’est autant de paires d’yeux perçants… Place maintenant au récit. « 12 septembre 1893. Vallée de Dashkite, Astor, Bouche de l’Indus. Mes deux hommes et moi avons couché sur les arêtes de la vallée à plus de 5 000 m, sans abri ; nous nous réveillons couverts de neige fraîche. C’est la sixième nuit où nous couchons sans abri, nous sommes à la suite d’un troupeau de markhors vu dans la vallée de Wardoutja, suivi à travers la vallée de Shiltar et perdu dans le mauvais temps, se dirigeant vers celle de Dashkite. Le camp porté par huit hommes est loin derrière et suit difficilem­ent. Il a déjà fallu en laisser une partie dans les rochers. Il y a dans le troupeau un animal exceptionn­el, c’est lui que je veux tuer. Descendus un peu, nous mangeons de vieux restes de galettes en grelottant. Le téle - scope passe de mains en mains et longtemps nous cherchons notre gibier. Enfin, voilà des markhors. Très loin de l’autre côté de la vallée sur un coin rocheux un peu boisé au pied de grands rochers, environs quarante-cinq animaux sont en vue. Il y a dix-huit mâles. Le grand y est. Son troupeau s’est réuni à un autre. L’approche est enfin possible. Envoyé un homme en arrière communique­r avec les porteurs pour leur dire de descendre à moitié chemin dans Dashkite où ils attendront jusqu’à nouvel ordre sans se montrer et sans faire de bruit. Nous filons en nous cachant dans la pente. Traversé une grande avalanche, puis le bas d’un glacier. Le vent très changeant nous inquiète.

Trois quarts d’heure de montée raide nous amènent au sud des grands rochers. Un mauvais pas nous oblige à quitter nos souliers pour le franchir. Il est trois heures de l’aprèsmidi. Je prépare l’attaque, le gibier doit être derrière une bosse de terrain devant nous. Ahmira et moi filons doucement de buisson en buisson. Un peu après, un jeune markhor est en vue à 50 mètres à droite en dessus. Je me détourne sans le déranger et m’arrête en voyant à quinze pas en dessous le dos fauve d’une femelle. Nous sommes éventés. Je donne en avant et vois à 120 mètres le grand markhor debout sur un rocher presque de face. Je le tire et ne sais s’il est touché. Envoyé trois balles à 100 mètres sur des animaux entrevus dans les buissons. J’en tire un, cours à une crête d’où je blesse à la troisième balle un grand mâle qui passe une arête à 250 mètres. Le grand, blessé du premier coup, se fait voir à 300 mètres dans des rochers difficiles où je le touche encore et il disparaît. Plus d’une heure après, arrive un des coolies. Il a vu le grand markhor blessé se coucher dans un endroit qu’il indique. Nous y allons. Peu après, je revois le markhor à 12 mètres et lui envoie une balle au flanc. Il disparaît dans un ravin, se fait revoir à 80 mètres plus bas où il reçoit le coup de grâce. La nuit arrivant, je campe sur place. Ce markhor a été le plus grand connu jusqu’à il y a un an. Depuis, le Major S. E. Shirres en a tué un au Kashmir qui a 7,5 cm de plus. Et le marquis Lansdowne, vice-roi des Indes lors de mon passage, a reçu en cadeau une tête de markhor qui a 6,5 cm de plus que le mien. Le mien n’est donc plus que le troisième ex-aequo avec un autre tué en 1895 par H. Trevor. »

L’approche n’a pas été des plus reposantes, il faut marcher nus pieds dans les passages rocheux délicats tant la chute dangereuse est menaçante. Les ultimes progressio­ns sont rendues très difficiles car la broussaill­e ne permet pas de localiser les animaux, pourtant proches. Voilà pourquoi Poncins et Ahmira se trouvent au beau milieu du troupeau et sont éventés. Très vite, les événements s’enchaînent. Une première balle destinée au grand markhor paraît avoir manqué sa cible, « Laga nai hail » (il n’est pas blessé), jure Ahmira… Poncins se « lâche » ; trois autres balles sont tirées sur des animaux en course, à 100 m. Aucun ne semble atteint. Et pourtant. Un second grand vieux markhor est tiré, seul le troisième projectile le frappe. Poncins, comptable scrupuleux, précise qu’il tire un autre animal à deux reprises à 400 m, sans effet. Autre temps, autres moeurs ? Le premier grand markhor est vu de nouveau : il est blessé. À 300 m, quatre balles sont lâchées, une l’atteint. Dépité, notre homme fait le point : il n’a plus que trois balles, pas un m a r k h o r n’est tué, et deux animaux sont blessés… Pause casse-croûte frugale vers 16 h, le premier repas depuis la veille au soir. Se restaurant – frugalemen­t–, Poncins repère, à 200 m, une tache. Une masse, fauve. S’emparant de son téléscope, le chasseur devine un animal. S’approchant enfin de lui, il découvre un jeune mâle markhor, atteint à l’épaule ; probableme­nt l’un des animaux visés au début des salves. Il est rapidement achevé. Sitôt la bête dépouillée, un des hommes alerte : le grand markhor a été vu. Il est achevé à son tour. Résultat : la longue corne – 1,43 m – dépasse de 5 cm le précédent record, la circonfére­nce de la base de la corne gauche est de 32,5 cm. Pour sa part, la corne droite cassée mesure 1,125 m. Ému, le chasseur narre : « Je mets la main sur le plus beau trophée de chasse du monde, car jamais les montagnes du Cachemire n’ont vu plus grand, ni plus beau markhor. » Deux markhors au tableau, dont un record mondial, un troisième animal de-

meure blessé. Le programme du lendemain est tout trouvé.

« 13 septembre 1893. Je suis debout au jour pour aller chercher le markhor blessé la veille. À 8 h, trouvé la trace. Il y a du sang, plus loin, deux morceaux d’os. Je juge l’animal blessé bas dans la jambe droite de der - rière. Le sang devient bientôt moins abondant et il n’y en a plus au bout d’une heure qu’une goutte tous les huit ou dix pas. Par places, on peut traquer au pied, mais sur le rocher c’est difficile. La traque nous mène dans un mauvais pas où deux hommes que j’ai emmenés n’osent passer. Je les renvoie au camp avec ordre d’apporter de quoi manger en aval. L’animal marche à mi-hauteur de la vallée et a dû aller très loin en descendant obliquemen­t. Tout le jour, nous suivons la trace. Il s’est couché assez souvent. Le travail devient très lent et difficile. À 4 heures et demi du soir, j’arrive avec précaution vers de petites broussaill­es au fond d’un ravin et vois le markhor couché qui, inquiet, tend le cou avant de partir. Il reçoit à dix pas une balle au cou. Nous avons traqué plus de huit heures sans repos et fait environ dix kilomètres à vol d’oiseau. C’est un bel animal, un peu au-dessus de la moyenne des grands d’après Rowland Ward. »

La longueur de la corne droite est tout de même de 1,40 m, celle de la corne gauche est de 1 m. La circonfére­nce de la corne la plus épaisse est de 30 cm. Et 93 cm « de bout en bout ». 16 h 30, quelque part dans u n e va l l é e perdue d’Asie cen trale, au bord d’un torrent, entre saules et broussaill­es, un ultime pistage s’achève ainsi. L’ é q u i p é e d’Edmond de Poncins touche à sa fin, après cinq mois d’aventures et de chasses i n - ouïes. Le chasseur globetrott­eratteindr­a dans onze jours Srinagar, Cachemire, Inde, la fin du voyage. « Maintenant c’est fini ; c’est fini de la vie dure mais aussi de la vie libre, indépendan­te, où la volonté d’un seul est la seule loi de tous, où rien ne vous arrête ni ne vous gêne, que des difficulté­s sur lesquelles on peut trouver prise pour lutter et les vaincre. »

 ??  ?? Bibliothèq­ue de Poncins dans l’ancien château de Montevran, à Chaumont-surTharonn­e (Loir-et-Cher), où trône le trophée du markhor chassé le 12 septembre 1893.
Bibliothèq­ue de Poncins dans l’ancien château de Montevran, à Chaumont-surTharonn­e (Loir-et-Cher), où trône le trophée du markhor chassé le 12 septembre 1893.
 ??  ?? Autre gibier de montagne largement évoqué ici et chassé par notre homme, l’ibex (trophée récolté par Poncins). Autre chèvre de la haute montagne d’Asie centrale.
Autre gibier de montagne largement évoqué ici et chassé par notre homme, l’ibex (trophée récolté par Poncins). Autre chèvre de la haute montagne d’Asie centrale.
 ??  ?? Remercieme­nts à Edmond de Mauléon de Bruyères, qui eut la gentilless­e de mettre à notre dispositio­n notes et photos de son ancêtre.
Remercieme­nts à Edmond de Mauléon de Bruyères, qui eut la gentilless­e de mettre à notre dispositio­n notes et photos de son ancêtre.
 ??  ?? Au dos de ce cliché, Poncins narre la chasse de son premier markhor. Ces notes serviront de base à son travail d’écriture publié quatre ans plus tard.
Au dos de ce cliché, Poncins narre la chasse de son premier markhor. Ces notes serviront de base à son travail d’écriture publié quatre ans plus tard.
 ??  ?? Second markhor (achevé le 13 septembre 1893) de Poncins.
Second markhor (achevé le 13 septembre 1893) de Poncins.

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