Quand Diane rencontre Vulcain
Le personnage est unique, son art et sa technique le sont tout autant. Partant d’une simple tôle, Pierre Ajacques est sans nul doute le seul à faire virevolter avec grâce scolopacidés, anatidés et bien d’autres volatiles pour le plus grand plaisir du regard. Place au rêve, place à la liberté…
Du plomb meurt l’oiseau, de l’acier il renaît. Redonner la vie supprimée, c’est cela qui le guide.
Avec la régularité d’un métronome, le marteau sonne sur l’enclume. Un timbre caractéristique qui guide irrémédiablement nos pas vers la petite bâtisse située au fond du jardin : l’atelier, le repaire de l’artiste. Un espace, ou plutôt son domaine, dans lequel Pierre Ajacques passe le plus clair de son temps, quand l’irrésistible appel de Dame Nature ne l’entraîne pas vers de longues billebaudes forestières, ou de crépusculaires passées ligériennes. Une saison s’en est allée, une autre ne saurait tarder… En ce début d’été, c’est dans son pavillon solognot, au coeur de cette région réputée pour sa faune et ses territoires, que le sculpteur de renom nous a fixé rendez-vous. À peine avons-nous poussé la porte qu’un univers, tout aussi métallique qu’étincelant, nous saute aux yeux. Sans oublier l’odeur, celle du métal chauffé à blanc puis trempé à l’eau, ou encore celle de ces alchimies complexes qui servent à la patine, touche ultime du créateur.
D’ailes en ailes
Avouons-le, règne ici un joyeux bazar. Feuilles d’acier coupées, pliées, tordues, mais aussi cisailles, pinces en tous genres, marteaux et maillets, limes de toutes formes, et bien d’autres outils viennent pêle- mêle s’entasser autour de l’énorme salière trônant sur l’établi. Assis derrière la bigorne, lunettes de sécurité vissées sur le front et barbe en bataille, l’homme nous salue d’un sourire jovial et amusé, tandis que le bras ne cesse de frapper avec précision le métal. Quand on demande à Pierre Ajacques pourquoi il a fait de ce matériau son préféré, il répond systématiquement que c’est celui qu’il connaît et qu’il maîtrise le mieux. Et pour cause… Celui qui, d’une simple feuille d’acier fait naître les emblématiques oiseaux de ses bords de Loire, a débuté sa carrière professionnelle par la carrosserie. Diplômé du lycée technique de Suresnes, il est d’abord apprenti à Boulogne-Billancourt, puis salarié à Auxerre. Sans plus de matériel que quelques outils et une dextérité hors pair, il fabrique à cette époque des pièces uniques pour de prestigieuses et mythiques automobiles. Histoire d’ailes déjà… Puis vient l’Algérie, sujet qu’il n’évoque qu’au travers de la faune des marais qui jouxtaient la caserne. Libéré quelque 30 mois plus tard de ses obligations militaires, il retourne au seul métier qu’il connaisse, la tôlerie. Il travaille ainsi quelque temps dans plusieurs garages de l’Yonne, avant de s’installer à son compte. Puis, vouant une passion exacerbée à la chasse
et au monde animalier, c’est naturellement qu’à son temps perdu, il se met à façonner des oiseaux. Mettant en application sa pratique professionnelle au service de ce qui allait ultérieurement devenir son art, sous ses doigts experts les toutes premières sculptures prennent forme. Rapidement, il se prend au jeu. Sans cesse sur l’établi, le « jusqu’au-boutiste » remet son ouvrage.
Le succès dès la première expo
Satisfait de ce que lui-même ne considère pas encore comme des oeuvres, à l’occasion d’une visite, il se rapproche du Musée international de la Chasse de Gien. En 1969, Henri de Linarès, conservateur et expert en art animalier, lui ouvre les portes d’une toute première exposition, au cours de laquelle il côtoie de futurs grands noms, tels Lamotte ou Lestringant pour ne citer que ceux-ci. Le succès est immédiat, et les quelque 35 sculptures présentées à l’occasion ont vite fait de trouver acquéreurs. Fort de cette réussite, Pierre Ajacques décide aussitôt de sa reconversion. L’artisan cède place à l’artiste, mais garde de sa formation professionnelle, et de son ancien métier, le savoir et le geste qui confèrent à ses créations la grâce et le mouvement. Des millions de mètres cubes ont depuis coulé sous les ponts qui enjambent le fleuve royal, domaine de prédilection d’Ajacques le sauvaginier. Près de 6000 oeuvres sont nées sous la cisaille, le marteau et le chalumeau. Au fil des ans, l’artiste a peaufiné son art, trouvé son style, sa signature, bien que celle-ci fut et reste toujours unique. La genèse des années 70 n’a, de fait, rien à voir avec les couvées plus récentes. À ses débuts, telle une pointe de lance, chacune des plumes était travaillée une à une, avant d’être soudée sur le corps du volatile. Avec précision, maniant habilement le fer et la baguette, l’artiste plaçait chaque rémige de façon à cacher la soudure fixant la précédente. Depuis la fin des années 80, les représentations de la gent ailée affichent des allures plus stylisées, plus épurées. Le sculpteur joue sur l’effet silhouette, sans pour autant négli-
ger réalisme et précision. Techniquement, à l’aide de gabarits, il trace sur la feuille d’acier chacune des pièces qui composent le sujet, avant de les découper à la cisaille. Vient ensuite l’emboutissage à l’aide du maillet et de la salière, cette sorte d’enclume creusée dans le bois (parfois la pierre) qui dès le Moyen Âge servait à façonner casques et armures. Ajustage des demi-coques, des demi-têtes, du bec, des ailes, puis l’heure est à l’assemblage. La flamme vire du jaune au bleu, le métal du gris au carmin. Sous le feu contrôlé, peu à peu l’oiseau apparaît, instantané en trois dimensions. Ébavurage, polissage, puis encore et toujours le feu. Celui qui, cette fois-ci, caresse l’acier, joue avec la matière. Celui qui sous l’effet de chimies catalysatrices donne les couleurs, le réalisme, en un mot la vie. L’oiseau est né. Il s’envole vers d’imaginaires migrations, porteur d’un symbole de liberté.
À la fois chasseur
et naturaliste
Depuis toujours, vous l’aurez compris, les volatiles fascinent Pierre Ajacques. Et si ceux-ci représentent
Sa famille et son métier sont ses deux amours, mais la chasse n’est ni plus, ni moins, que sa vie.
toujours son sujet de prédilection, ne croyez pas pour autant qu’il en oublie le reste de la faune locale. Sangliers, chevreuils, cerfs et bien évidemment chiens, viennent – souvent avec d’autres techniques (lire encadré) – compléter le bestiaire de celui qui est à la fois chasseur et naturaliste. Un paradoxe, diront certains. Que non. L’homme fait en effet preuve d’une éthique bien particulière. « L’instinct de prédation qui sommeille en chacun de nous, souligne-t-il, est ancestral. Dans la chasse, j’ai trouvé une réponse à mon envie de prendre et de posséder. Chasser,
c’est certes s’emparer de la vie d’un animal, mais encore faut-il le faire avec le plus de noblesse et de respect possible. Réduire la chasse au tir, c’est d’une facilité désolante. J’aime la chasse pour le chien, le vol, la course, le mouvement, la poursuite. » Pourtant, contrairement à nombre d’entre nous, Pierre Ajacques n’est pas né avec ou dans la chasse. Ouvrier lorrain, dans une région et à une époque où cette pratique est réservée à une élite, le père de Pierre ignore tout des arts cynégétiques. C’est adolescent que, grâce à un ami de la famille, le jeune Ajacques découvre cette coutume séculaire, en même temps que la pêche et la cueillette. Une passion enflammée naît aussitôt. Peut-être serait-il plus juste de parler d’une renaissance. Car si Pierre considère sa famille et son métier comme ses deux amours, il n’hésite pas à nous confier que la chasse n’est ni plus, ni moins, que sa vie. Une vie qu’il a passée à traquer petits et grands gibiers, avec toujours cette profonde notion de respect, mais aussi un don de l’observation des plus aigus. Chasses de la sauvagine en bateau au gré de la Loire, traque de Scolopax rusticola en compagnie de ses fidèles chiens d’arrêt, battue de sangliers, approche des brocards, brame du cerf, tant d’occasions qui furent, et sont encore, pour le sculpteur sources d’inspiration.
De ces billebaudes, il revient la tête emplie d’images tridimensionnelles qui lui permettent de reproduire la mécanique du vol ou de la course. Des proies récoltées, il trace quelques esquisses, schémas à partir desquels il peut mettre au point ses gabarits. Du plomb meurt l’oiseau, de l’acier il renaît. Grâce au métal, redonner la vie supprimée, c’est cela et rien d’autre qui guide Pierre Ajacques. Et force est de constater qu’il est devenu maître en la matière. Au fond de l’atelier, la flamme effleure une dernière fois le cou du colvert. D’un geste nonchalant, la main ferme le manomètre. Le « taulier » relève ses lunettes de soudeur, examine de longues secondes chacun des détails. L’oiseau est tout simplement parfait, libre de voler pour une migration éternelle. Acquérir une oeuvre signée Ajacques, c’est ache- ter une part de rêve, une infime partie de son style vie, de sa passion, de son évasion. La porte se referme. Dans la cuisine, sur le coin du piano, quelques oiselles, préparées selon une recette dont seul Pierre a le secret, nous attendent. Un talent de plus à mettre à l’actif de ce perfectionniste. « Supprimer une vie, c’est au moins s’engager
« J’aime la chasse pour le chien, le vol, la course, le mouvement, la poursuite. »
à s’en repaître ! » Telle est l’une de ses nombreuses devises. Place à la convivialité, donc. Artiste hors pair, chasseur et naturaliste passionné, homme d’esprit philosophe à ses heures, épicurien, le dinandier Ajacques est un homme qu’il est riche de compter parmi ses connaissances, soyez en sûrs !