Pure chasse: la plume, en ski
AU LAGOPÈDE, EN LAPONIE
Nous avons quitté le monde des hommes pour atteindre celui de l’oiseau blanc. Celui, chaussé de raquettes, qui s’est isolé pour nous contempler du haut de son trône. Récit d’une expédition en quête de lagopède alpin sur les sommets lapons.
Comme foudroyé, l’oiseau plonge dans le vide. La boule de plumes blanches glisse dans la pente pour se caler à la première congère. À quelques dizaines de mètres, l’homme, affalé sur une roche givrée, se redresse tant bien que mal dans la pente, carabine en main. Son dos est courbaturé, il grimace. Ses larges lunettes ne parviennent pas à masquer la fatigue imprimée sur son faciès. Il s’assied sur le sol instable quelques mètres en dessous de la plus haute crête. Sur sa peau brûlée par le soleil déclinant perlent les dernières gouttes de sueur de la journée. Elles auront été nombreuses pour accomplir cette chasse, pour parachever cette journée qui aura commencé bien tôt.
Un million d’hectares
Kittelfjäll est une bourgade sportive prisée de quelques Suédois, et perdue dans les montagnes de la grande chaîne des Scandes. Ces Alpes scandinaves constituent, avec leurs 1 700 km de long, le plus grand ensemble montagneux d’Europe de l’Ouest. Propriété majoritaire de la Norvège, la Suède en abrite toutefois une partie non négligeable. Bien au-dessus du 60e parallèle nord, au bord de la ceinture arctique, nous sommes au pays des neiges éternelles, là où le manteau blanc recouvre chaque année de décembre à juin des centaines de kilomètres carrés. Dans cet univers blanc vit un oiseau, son oiseau: le lagopède alpin ( Lagopus muta). Au pied du chalet qui borde l’immense lac devenu patinoire, notre guide, Emil, s’active au petit matin. Les va- et- vient entre la maison de bois et sa
motoneige sont incessants. Le véhicule tout- terrain est chargé comme un mulet. Bâtons, skis, carabine, fusil, sac de provisions, tout est sévèrement harnaché sur les flancs de la monture débordante. À proximité, l’un des hommes qui participent au voyage mouline un immense tire- bouchon pour percer la couche de 70 cm de glace. Rapidement, l’eau pure, proche des 0 °C, en jaillit. Elle sera délicatement remisée dans une gourde. Quelques instants plus tard, la moto hurlante fend en son centre l’étendue de glace. Sa trace parfaitement rectiligne trahit une grande vitesse. Le vent brûle les joues. Nous filons vers notre secteur de chasse. « Nous serons seuls sur au moins 5 000 ha. Nous sommes ici sur une zone d’État. Il n’y a pas de territoires privés. Toute personne qui s’acquitte d’une taxe peut donc venir y chasser, explique Emil. Il faut prévenir la veille et définir un secteur parmi le million d’hectares chassables placés sous la coupe du bureau local. Nous avons l’embarras du choix et la paix. »
Quand le sommet s’éloigne
Le moteur se tait subitement. La motoneige s’arrête en bordure forestière, là où le lac prend fin. Ce sont les skis qui prendront le relais et nous aideront à poursuivre notre périple vers les cimes. Nous contemplons l’immensité du lac que nous venons de traverser, tel un tapis blanc. « Habituellement, le lagopède alpin se nourrit tôt le matin et en fin d’après-midi. C’est lors de ces deux phases que les oiseaux sont le plus mobiles. Durant la journée, ils descendent dans la forêt pour se remiser dans la neige, explique le guide Emil. Mais aujourd’hui, les conditions météoro- logiques sont idylliques. Un ciel bleu et peu de vent. Nous pouvons donc nous attendre à ce que les oiseaux soient perchés au sommet, dans des coins abrités du vent. Ils viendront y manger préférentiellement les myrtilles qui tapissent littéralement le sol. Seuls les sommets et arêtes rocheuses balayées régulièrement par les vents sont mis
à nue. Ces secteurs seront donc recherchés préférentiellement par les oiseaux qui, au soleil depuis leur promontoire, y passeront la journée entière. À l’inverse, si le ciel se bouche et que le vent forcit, les lagopèdes stationneront plus bas aux derniers étages forestiers pour grappiller les bourgeons de bouleau. En conclusion, par beau temps, il est plus facile de voir les oiseaux, mais encore faut-il monter jusqu’à eux. » Nous voilà prévenus. Le début de l’aventure sera, comme toute sortie en montagne, des plus décourageants. Mais une fois les muscles chauffés, le rythme sera
pris. Au fur et à mesure que nous avançons dans la surface neigeuse qui prend ici toutes les textures et tous les reliefs, le sommet semble comme s’éloigner un peu plus. Les mètres défilent malgré tout sur le tapis silencieux. Après deux heures d’ascension, le guide stoppe la progression exigeante. Au-dessus de nos têtes, une première arête à la neige débordante présente une curiosité. Sa ligne ondulante d’un blanc pur laisse apparaître une petite boule blanche. L’un des premiers Lagopus muta, l’oiseau chaussé de raquettes, observe notre étrange progression depuis sa muraille pourvue d’échauguettes. Nous venons de pénétrer dans son royaume. Longeant le contrefort de la muraille pour tenter une voie plus accueillante, nous percevons son étrange bruit de crécelle. La colonne s’immobilise à nouveau pour tenter de découvrir les « boules de neige ». Le guide empoigne ses jumelles et, méticuleusement, inspecte toutes les roches affleurant. À flanc de muraille, posé sur la pierre glacée, un petit groupe d’oiseaux se devine difficilement à quelques dizaines de mètres de nous. Le guide s’approche en compagnie d’un chasseur et dispose la carabine sur un sac à dos. Il s’agit d’un tir de précision sur un oiseau posé.
« Le tir du lagopède est totalement atypique et incertain. »
Le petit calibre siffle dans l’air pur. Le groupe d’oiseaux s’envole et rase nos têtes pour plonger dans la combe bleue. Splendide. À l’exception de ses rectrices souscaudales, sa pupille et son bec, l’oiseau maculé de blanc brille dans l’horizon. « Le tir du lagopède est totalement atypique et incertain. S’il est possible de le tirer en vol au fusil en plaçant un autre chasseur en poste, nous employons généralement pour cette chasse une carabine .22 Long Rifle équipée d’une lunette. C’est un tir qui doit être précis sur une masse compacte, le tout sachant que vous êtes souvent essoufflé. Nous misons sur le comportement de l’oiseau qui, dans certains cas, se laissera approcher à quelques dizaines de mètres (parfois moins de 30), la distance commune étant 50 mètres. Mais c’est une phase toujours stressante puisqu’il n’est pas rare de le voir s’envoler quelques secondes avant de se mettre en position de tir, après plusieurs heures de marche pour y parvenir ! », avertit notre guide.
Plumes magiques
Maladroitement cramponné à la fine couche de glace qui recouvre la pente raide, le chasseur peine à se rapprocher du guide. Bientôt,
dans quelques mètres, il sera enfin en position de tir. Mais les oiseaux, eux, seront-ils encore perchés sur leur trône céleste ? Daigneront-ils par leur insouciance demeurer ainsi impassibles face à l’intrusion des hommes sur leur territoire ? Le doute plane, à l’image de cette plume qui glisse le long de la pente pour rejoindre le chasseur en ascension. C’est l’heure du dernier effort, celui qui vous brûle les jambes. Bientôt, le tireur aura rejoint son guide qui l’attend, l’arme positionnée. Voilà des heures que le visiteur poursuit sa course au sommet, toujours plus haut, inspectant chaque pierre dénudée et recouverte de myrtilliers. La distance qui sépare l’intrus de l’oiseau est désormais plus que raisonnable, une cinquantaine de mètres. Sur le sommet, accueillant par sa rondeur, le panoramique s’impose sur 360°. Curieusement, il n’y a bien que là où nous nous trouvons que la neige se fait rare ! Balayée par les vents constants, elle aura été chassée des crêtes trop exposées. Mais en dehors de ces quelques mètres carrés, ce n’est qu’une succession interminable de montagnes blanches. Aux pieds du chasseur qui perd son regard dans ce précieux décor, l’oiseau
blanc est désormais embaumé dans son linceul de papier mouchoir. Le guide prend toutes les précautions pour que la moindre goutte de sang ne vienne pas souiller cette plume magique qui connaît trois mues par an. « Neiges éternelles », comme cette formule résonne aux oreilles de certains ! Un peu comme coupés du reste du monde, ces minuscules morceaux de la croûte terrestre semblent hors zone. Indéniablement, le lagopède alpin est l’incarnation vivante de cet autre monde. La chasse peut et doit être un voyage. Celui-ci en fut un exemple saisissant.