Connaissance de la Chasse

22 livres de bonheur

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Le plus imposant des dindons, incontesta­blement un Tom, se met plusieurs à fois à gonfler son plumage en laissant pendre les pointes de ses ailes au sol, en faisant la roue et en glouglouta­nt puissammen­t. Il fait quelques foulées dans notre direction mais renonce finalement à s’écarter davantage des quatre dindes qui l’accompagne­nt, de crainte, sans doute, que le Jake qui évolue dans la bande n’en profite pour s’approprier les femelles. En dernier recours, le guide use d’un appeau « diaphragme » qu’il place sur son palais et avec lequel il produit toute la gamme de chants et cris émis par les dindons. Rien n’y fait. Plus de deux heures durant, nous garderons le contact visuel avec la compagnie avant qu’elle ne regagne la profondeur du bois pour n’en ressortir qu’en fin d’après-midi. Nous sommes en même temps un peu déçus et très surpris par la difficulté de la chasse. 9 h, Anthony nous indique que nous n’avons plus rien à espérer et qu’il est temps de nous éclipser. Au soir de cette aventure, un nouveau rendez-vous nocturne nous est fixé pour le lendemain dans un autre secteur. Cette fois, Philippe Vignoul est de la partie aux côtés d’Anthony. Une violente tempête souffle depuis la veille au soir. Nous ne sommes pas très optimistes. Ceci est d’autant plus vrai que nous découvrons bientôt que le vent a détruit la cache. Tout est à reconstrui­re avant de se positionne­r. Le jour commence à poindre quand enfin nous sommes opérationn­els. Par chance, Éole calme ses ardeurs. Rapidement, et contre toute attente, un dindon se manifeste dans notre dos. Il est de toute évidence très proche. Nous l’entendons nettement se laisser choir de son arbre dortoir. Philippe l’interpelle en jouant discrèteme­nt de l’appeau ardoise. L’oiseau est prompt à réagir. Ses glougloute­ments résonnent fort, surtout ne pas bouger. Le moindre sourcillem­ent pourrait anéantir la chasse. À plusieurs reprises, il s’approche à quelques mètres et frotte ses ailes dans la végétation mais il nous est impossible de nous retourner. Il passe ainsi de droite à gauche, puis de gauche à droite de nos sièges sans jamais entrer dans notre champ de vision. Le manège s’éternise et ce n’est qu’une demi-heure plus tard qu’une silhouette quitte le bois, saute le large fossé rempli d’eau qui sert de frontière entre le boisé et le chaume de céréales et apparaît à gauche à travers les branchages. Aussi doucement que possible, nous pivotons légèrement sur notre assise et montons l’arme pratiqueme­nt à l’épaule. C’est alors que nous identifion­s avec certitude une dinde en approche. Il ne fait alors aucun doute, pour nous, que le mâle va suivre. La tension est à son comble. Et tandis que nous sommes désormais prêts à faire feu, une tache sombre nous apparaît par la droite. Il s’agit d’un énorme dindon en pleine parade nuptiale. Gonflé à bloc, éventail de queue à son comble, il s’approche doucement de la forme imitant un concurrent. Nous devons à nouveau nous mouvoir lentement sur notre siège pour pouvoir l’ajuster sans désépauler. Alors que nous exécutons la manoeuvre, la dinde émet un petit son qui se révèle être une alerte. Aussitôt, l’oiseau convoité perd de sa superbe et entame un demitour pour prendre la tangente. Ni une, ni deux, nous accélérons aussi les choses et visons, in extremis, la base de la tête du fuyard. La détonation est instantané­e. Le Tom est séché sur place. Philippe et Anthony nous félicitent dans la foulée. Nous restons sans voix. Jamais nous n’aurions cru prendre autant de plaisir à chasser le dindon. Celui que nous venons de récolter va afficher 22 livres sur la balance (9,980 kilos), ses ergots dépassent 2 cm et sa barbe – le trophée – mesure près de 22 cm. C’est un très vieux sujet que nos compères connaissai­ent de longue date et n’avaient jamais réussi à leurrer. Oui, l’affût du dindon sauvage rime avec intensité, avec émotion. Une chasse comme une autre en somme.

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