Au noir, en plaine
Les nouveaux territoires du sanglier, avec Jean-Marie Tiercelet, Marne
Aux dernières lueurs de ce jour estival, la vie crépusculaire s’organise dans la forêt d’Enghien. Dans cet univers en pleine renaissance végétale, un homme à la démarche feutrée avance sur le côté d’une allée enherbée. Les premières ombres s’animent sous les puits de lumière. Un renard tutoie un brocard dédaigneux. Un peu plus loin, c’est un sanglier à la queue ballante qui fouille sur la même voie. Là encore, il n’est pas seul. La bête noire, en poil ras, quête aux côtés d’un raton laveur. Quels curieux ménages sur une si petite portion de chemin parcouru ! Jean-Marie Tiercelet, notre hôte, nous explique la raison de cette folle activité : « Ce n’est pas l’herbe tendre que ces animaux viennent consommer sur ces allées, mais les grains de maïs qui ont été épandus. » Dans cette région, les vastes forêts font l’objet de mesures spécifiques destinées à limiter les dégâts aux cultures environnantes. Depuis longtemps, les gestionnaires font leur possible pour dissuader les sangliers (et cervidés) de s’y rendre en période estivale. En pratiquant la politique de la « carotte et du bâton », les résultats semblent porter leurs fruits. Depuis plusieurs années, les chasseurs parviennent à régler une facture dégâts en baisse, tout en conservant de belles densités d’ongulés dans leur massif. La « recette » est connue, mais souvent mal réalisée, faute d’y mettre tous les ingrédients. Si l’agrainage forestier et la pose de clôtures électriques ceinturant les parcelles sont désormais répandus en France, l’autre volet, celui tourné sur la dissuasion, est trop souvent négligé. Rendre la forêt plus attractive en été ne semble pas suffire aux déprédateurs. La plaine agricole, elle, doit devenir rebutante. Or, selon leur maturation, certaines cultures, au stade laiteux, exercent une irrésistible attractivité sur les gourmets. Et sur ce point,
seule la présence d’un chasseur, à l’affût du premier affamé, aura un effet indiscutable. Demain matin, aux premières heures, nous sillonnerons la plaine et traquerons le sanglier dans cette intention. JeanMarie nous prévient : « N’espérez pas voir le premier animal aussi facilement que ce soir. La plaine est un tout autre univers, bien plus délicat à chasser à l’approche. »
Cibler les parties les plus rases
Contrairement aux brocards, les chances de croiser un sanglier déambulant en plaine à découvert et de jour sont faibles, et davantage encore le matin. Notre première sortie débutera donc à la fin de la nuit noire et s’achèvera au jour naissant. Pour le moment, c’est blottis dans un véhicule, immobilisé dans la cour d’une ferme au coeur de notre territoire de chasse, que nous vivons les premières minutes de notre « sortie ». Pas moins de trois couloirs orageux se croisent au-dessus de nos têtes. La foudre effrayante tonne toutes les dix secondes. Nous étions prévenus par les météorologues. Il faudra être patient. Sous une clarté naissante et un ciel plombé devenu inerte, nous entamons notre parcours de pirsch. Longeant la lisière forestière, nous découvrons l’interminable clôture électrifiée à quatre fils. Un tel dispositif est censé dissuader les sangliers, mais aussi les cerfs, de rentrer dans les cultures. Comme en témoignent les traces de pieds, fraîchement imprimées dans la terre détrempée, la protection n’est pas étanche. Notre chasseur, également fin piégeur, a le sens de l’observation. Il ausculte l’ensemble des traces laissées dans cet univers fraîchement balayé par des pluies lessiveuses. Aujourd’hui, c’est autour des parcelles de blé que notre chasseur se focalise. En ce début de juin, les grains montent en lait, ce qui les rend très appétants pour ces déprédateurs. Au bord de la culture, les premiers rangs d’épis serrés ne dépassent guère de 40 cm de haut. Mais le chasseur nous avertit : « Ne croyez pas que cette culture exposera le gibier. C’est trompeur ! » Selon les endroits, la qualité de la terre et le relief, un même champ peut présenter des hauteurs variant presque du simple au double. Par ailleurs, si l’on oublie ses écoutes, chez le sanglier, la ligne la plus haute est l’encolure, qui n’excède que rarement les 90 cm de haut. Un sujet de corpulence moyenne sera donc bien caché dans des parcelles de blé culminant à 60 cm. « En plaine, la première erreur est d’imaginer le sanglier plus grand qu’il n’est dans son environnement. Ce n’est pas une masse noire qu’il faut rechercher dans les cultures. » JeanMarie se focalise sur des signes déjà vus. « Dans un blé, le sanglier affamé a tendance à saisir la tige à mi-hauteur puis à remonter vers le haut de l’épi pour en détacher les grains. Ainsi, il n’est pas rare de voir, par à- coups, la tête et les écoutes du sanglier émerger rapidement de la culture par saccades. » Mais tout ceci ne permettra nullement d’envisager un tir. L’essentiel de l’animal étant dissimulé par les cultures. Pour y parvenir, notre homme ne retient que deux options : « Vous n’avez pas d’autres choix que de cibler les parties plus rases. » Sur ce point, les territoires présentant des bandes ou chemins agricoles enherbés seront recherchés en priorité par l’amateur de chasse à l’approche, qui définira son itinéraire en suivant ces tracés selon la direction des vents dominants. Le chasseur pourra également exploiter au sein même des cultures les verses, ces zones plus vastes où les cultures ont été couchées suite à des intempéries. « Les chevreuils aiment s’y coucher. Les sangliers s’y nourrissent éga-
lement, n’ayant pas à buter en permanence de leur boutoir sur les tiges. » Mais c’est davantage sur les sillons de roue de tracteurs que JeanMarie porte l’essentiel de son attention : « Pour le sanglier, ce sont des axes de déplacements privilégiés qui lui assurent un meilleur confort. Pour le chasseur, ce sont des endroits à scruter en priorité, d’autant que sur un sol détrempé, vous pourrez y évoluer en toute discrétion. »
Calée dans un rang de blé
Si l’orage crépusculaire a sérieusement contrarié nos chances d’apercevoir un sanglier en nous interdisant d’évoluer à la meilleure heure, les précipitations qu’il a générées nous permettent de lire la plaine avec une grande précision. Autant d’éléments qui aideront notre homme à affiner un itinéraire pour notre sortie de ce soir. Il est 20 h 30 et nous nous dirigeons à nouveau vers notre lieu de chasse. Depuis la route, une effrayante masse dépressionnaire se forme audessus de notre territoire. L’orage se prépare à nouveau. Mais notre chasseur, déjà frustré par la sortie matinale, forcera le destin et mettra son plan à exécution, avec ou sans les éléments. Nous allons remonter un chemin enherbé qui fend les 300 ha de l’exploitation dans son centre. Après avoir remonté un car- ré de colza, nous scrutons désormais une pièce de blé. Régulièrement, l’homme ralentit sa progression, déjà très délicate, à l’approche d’un rang de tracteur. Empoignant ses jumelles, il remonte jusqu’à l’horizon en prenant soin d’épier ce couloir déjà ombragé. Cette détermination paiera quelques minutes plus tard. Se figeant subitement, il nous fait signe de reculer doucement. À 70 mètres de nous, un sanglier fait face, tête relevée, oreille dressée. La bête, calée dans un rang, est sur le qui-vive. Est-ce le vent ?
Nos silhouettes mobiles dans l’horizon ? Reprenant nos esprits, nous réitérons notre approche à quatre pattes pour revenir sur le bon sillon, espérant que la bête vienne toujours sur nous. Peine perdue. Le rang est devenu désespérément vide et douche nos espoirs : « Il est parti sans bruit, sans souffle. Il n’est pas loin. Nous le reverrons peut-être demain matin. »
« C’est sa mastication que vous entendez »
Moins de cinq heures ont passé et nous revoilà sur les lieux de notre fugace observation de début de nuit. C’est la magie éprouvante de l’approche du sanglier pour celui qui envisage d’enchaîner une sortie du soir et celle du matin. Dans ce cas, quatre heures de sommeil constitueront bien souvent un luxe. Mais lorsque la bête apparaît, on ne regrette surtout pas de s’être levé de son lit, les yeux encore fermés. Pour cette dernière sortie, le ciel nous épargne ses mauvaises humeurs. Dans une atmosphère lourde, nous nous dirigeons dans la pénombre matinale vers le centre du domaine agricole. À l’approche de la parcelle de colza, le chasseur, qui évolue dans une discrétion totale, ralentit davantage sa progression. Arrivé à la jonction des deux cultures, il s’immobilise et scrute longuement la parcelle de blé. Dans l’océan d’épis dressés, l’apparition fugace d’une forme sombre fait instantanément courber la silhouette du pirscheur, qui s’agenouille. À une quinzaine de mètres, il se persuade d’avoir vu quelque chose. Le doute s’installe. Attendre sans bouger ou agir et prendre un risque ? L’homme décide de remonter à nouveau le champ de blé pour tenter de s’aligner sur une raie de tracteur. Il se couche à nouveau : « Vous entendez ce bruit ? » À notre oreille, effectivement quelque chose nous parvient, mais qu’est-ce ? Un mauvais chant de caille au rappel ? Le chasseur fait de nouveau quelques pas pour s’aligner sur le sillon tracé. « C’est sa mastication que vous entendez. » Au même moment, la bête laisse dévoiler sa crinière bosselée, qui seule émerge d’entre les épis. Elle marche dou-
cement et bifurque pour remonter le sillon devant nous. Au milieu de l’océan, le chasseur se dresse à moins de quinze mètres du sanglier, qui, le dos tourné, remonte calmement le rang. C’est l’oeil calé dans sa lunette qu’il suit désormais le gibier. Attendre le bon moment pour lâcher son projectile est la dernière phase qu’il lui reste pour parachever ce mémorable souvenir. Le défi est grand, à en ju- ger par la nature de l’environnement. Le suidé se décide à rentrer dans le colza et bifurque sur sa gauche. Il disparaît un instant dans les épis pour ressortir sur l’autre rang, de travers et marque la pose. C’est le moment ! La détonation fait réagir l’animal sur place. S’en suit une dérobade, sans ménagement pour les épis. L’animal galope lourdement en direction du fort de colza. Le temps de retrouver un rythme cardiaque raisonnable et le chasseur part sur l’anschuss en quête d’indices. Son expérience l’amène à remonter la trace du fuyard jusque dans le colza impénétrable. « Nous allons contourner la pièce pour s’assurer qu’il n’en est pas ressorti. » De l’autre côté de la culture, le verdict tombe. Imprimé dans la terre détrempée, le pied fort et tout frais d’un sanglier isolé de bonne corpulence fend la plaine à grande allure en direction de la lisière forestière. Aucun indice ne vient suspecter une blessure. Sur plusieurs centaines de mètres, le pied est remonté, forçant le chasseur à pester contre lui-même : « À une telle distance, ce n’est pas acceptable de manquer un tir dans de pareilles conditions ! » Peu habitué du fait, c’est piqué au vif que Jean-Marie nous transmettra quelques jours plus tard la photo de son premier sanglier de plaine de la saison. Juste retour d’effort d’une succession de courtes nuits.
Plaine agricole, trompeuse
La plaine agricole constitue pour le pirscheur de sangliers un milieu des plus trompeurs. Dès le 1er juin (ouverture anticipée), la maturité des pousses est bien assez suffisante pour faire de ce milieu « ouvert » une zone des plus fermées. Un univers dans lequel on peut se retrouver tout près du gibier et à n’importe quel moment. Ceux qui adopteront la discrétion et la vigilance extrême qu’impose cette chasse connaîtront la réussite. Profitez des bienfaits des épisodes pluvieux pour gagner la plaine. Le sanglier ne craint ni les orages ni les gouttes, à l’exception des vents soutenus. Ainsi, vous découvrirez une chasse qui, en dehors d’avoir une vraie légitimité dans la gestion d’une espèce par rapport à un milieu, est encore bien trop peu usitée.