La vive vallée ABONDANCE DE GRAND GIBIER
Une fois blanchis par la neige, les sommets des Pyrénées- Orientales façonnent un autre univers, passant de la Méditerranée à l’alpin. Voyage en quête des grands gibiers d’altitude.
Dans le village hors d’âge de Nohèdes, le café fumant est savouré de nuit en terrasse. Les étoiles encore scintillantes peinent à dessiner la ligne de crête qui nous surplombe. Le ciel est dégagé, le vent est muet. Tout semble promettre d’excellentes conditions de chasse. À bord de son véhicule qui serpente sur l’étroite voie d’accès au cirque qui domine la vallée du Madres, Julien Saint-Supéry, notre guide de chasse, est catastrophé. En cause, l’absence exceptionnelle de neige en cette période. Seuls les sommets, situés au-delà de 2 000 mètres, arborent un discret tapis blanc. À pareille époque, les habitants de la vallée, située 1 000 mètres en contrebas, devaient jadis pelleter leurs ruelles englouties sous plusieurs dizaines de centimètres de poudre. Signes des temps ! Ce contexte météorologique agit sur le comportement des animaux. Le phénomène est connu. Bien des espèces d’ongulés quittent les sommets pour gagner plus bas la vallée quand la couche neigeuse s’installe. Or, aujourd’hui, les animaux seraient, de l’avis des locaux, cantonnés sur les hauteurs, placées en zone de non-chasse !
Des dizaines d’ongulés !
Quittant le 4×4, nos premiers pas brisent les épines de pins gelées par le froid. Nous devrions approcher les -10 °C. Nous longeons un lac dont la couche de glace se forme bruyamment. Des craquements, venus des profondeurs, laissent échapper des grondements rauques. Rapidement, les bonnets et les gants sont sortis des sacs à dos. S’il le faut, c’est jusqu’à la nuit tombée que nous traquerons notre gibier ! Après quelques minutes de marche, le guide freine sa progression. Notre professionnel a déjà percé quelques mystères entourant les habitudes des ongulés qui peuplent cette vallée qu’il côtoie depuis six saisons : « Nous approchons d’un secteur très courtisé par les isards et les mouflons, qui viennent y paître en début et fin de journée. » Les vents faibles sont orientés au nord. Le ciel dégagé permettra au soleil de réchauffer ce flanc plein sud, abrité au vent. Les conditions sont propices pour les surprendre ici. Dans leurs optiques, le duo aperçoit les premiers ongulés, têtes enfouies, occupés à brouter. Ils se comptent par dizaines. Peut-être une soixantaine ! Avec sa longuevue, le guide scrute plus en détail le profil de chaque animal. La taille des cornes, qu’il s’agisse de l’isard comme du mouflon, a son importance. Pour le guide, elle précise la classe d’âge et parfois le sexe. Dans ce décor qui semble ras, l’observation des animaux est aisée. Mais une fois couchés, la plupart de ces ongulés nécessiteront une vue des plus affûtées pour être distingués. Planté là depuis un bon quart d’heure, le guide n’a pas décollé les optiques grossissantes de ses yeux. Les animaux remontent, se dirigeant vers la réserve pour y passer le plus clair de leur temps. Ils redescendront en milieu d’après-midi, si le temps ne vient pas contrarier leur humeur. Le duo de chasseurs longe la paroi sud en gardant son point altitudinale. Par endroits, la progression dans ces montagnes réclame de l’attention. Les mottes d’herbes jaunies aux longues tiges écrasées par les dernières précipitations forment un tapis glissant, tout comme les branches de genêts serpentant sous leurs rameaux qui vous interdisent de cramponner votre semelle sur ce sol en dévers. Les éclats de schiste plats, givrés par la froideur, constituent le dernier risque de chute qui rythmera régulièrement notre journée.
Des animaux sur le qui-vive
En bon enquêteur, le guide garde l’oeil alerte sur son environnement, qu’il soit proche comme lointain. Régulièrement, il freine et pointe de son bâton de marche quelques indices qui lui permettent de mieux comprendre le terrain. Là, voici quelques crottes attestant de l’excellente réputation de la vallée en matière de perdrix grises de montagne. Ailleurs, c’est un perchis de pin sylvestre furieusement écorcé qui nous rappelle que les cervidés exploitent toutes les altitudes de cette montagne. Sur les flancs de la vallée percent par endroits des concrétions rocheuses d’une beauté saisissante. Ces plaques de schiste érigées en obliques perpendiculaires à la pente se dressent dans le vide. Sur ces
cailloux aussi coupants qu’instables, le guide saute de roche en roche pour s’approcher du vide. De là, le panorama est imprenable. Entre les empierrements, le passage des animaux domestiques comme sauvages a sculpté d’innombrables coulées. Pour inspecter d’autres zones ouvertes, le guide reste à couvert en lisière. Selon lui, l’acuité visuelle des ongulés de la vallée ne doit pas être sous-estimée. « Nous sommes le 18 janvier, donc en fin de période de chasse. Pas plus tard qu’hier, un chasseur est venu ici et a fait feu sur l’isard. Les animaux sont donc particulièrement sur le qui-vive. Et curieusement, lorsque la fermeture sera sonnée (31 janvier), vous verrez dès le mois de février des isards bien plus insouciants. » Si le gros de la troupe observée aux premières du matin semble avoir déserté notre flanc sud, rien ne certifie que cette migration quotidienne concerne tous les animaux. Quelques sujets isolés pourraient bien avoir choisi de rester sur le site pour ruminer. Lorsqu’ils sont surpris en pleine digestion, les isards n’échappent pas à la règle. Ces animaux choisissent minutieusement le lieu de leur couchette, qui devra en toutes circonstances offrir un poste d’observation pour parer toute intrusion. Ils sont souvent situés à bonne distance des principales voies de passage mais permettent de garder un oeil dessus. Les promontoires rocheux, offrant une plateforme, constituent un lieu de choix.
Descendre, remonter…
Désormais, le vent se lève. Il réfrigère nos nuques et nous incite à nous encapuchonner. Depuis les hauteurs, on devine au loin une imposante masse nuageuse en formation qui, longeant la côte, se dirige
vers nous. Rapidement, les fumerolles ascensionnelles d’un air laiteux s’échappent de la vallée pour aller à notre rencontre. Elles butent contre les courants d’altitude qui soufflent en sens contraire et les emprisonnent dans la vallée. Nous voilà dans le brouillard. Impuissants à déceler la présence du moindre animal au- delà de 30 mètres. Une heure et demie plus tard, nous remontons, non sans peine, d’une combe recouverte de feuilles sèches que nous venons d’inspecter, pour revenir sur nos précédents lieux d’observation. Durant de longues minutes, le guide allongé contre un tronc scrute chaque détail du vaste panorama qui s’offre à lui. Son obstination paie quand il identifie un groupe d’isards couchés dans les herbes en contrebas de la crête. Seules les deux stries noires qui barrent leur faciès tranchent légèrement dans le décor. Leur robe se fond à merveille avec la végétation. Les animaux semblent calmes, au repos. Le plan d’approche est déjà échafaudé. Nous rebrousserons chemin pour nous mettre hors de leur vue. Le vent semble nous donner l’avantage. Puis nous remonterons par l’autre versant, en direction de la crête, pour les surprendre d’en haut à une centaine de mètres. Régulièrement, le guide surveille la chevrée à bonne distance pour s’assurer qu’elle n’a pas repéré le danger qui la guette. Nous grimpons vers le sommet en progressant désormais dans un enchevêtrement dense de petits pins sylvestres qui jaillissent au milieu d’un amas de blocs rocheux. Certains, bancals, pourraient bien tuer notre chasse. Un simple entrechoquement pourrait suffire à alerter les isards qui ne doivent maintenant plus être loin.
117 m : confortable en montagne !
Depuis plusieurs minutes déjà, le chasseur, douloureusement calé contre l’amas de roches saillantes, s’est figé. Il profite de l’une des rares ouvertures que laisse le rideau d’arbres avec une vue directe en contre-plongée sur les isards. Appuyée sur un bipied, sa carabine, calée dans le creux de son épaule, semble immobile. Son index ne repose pas encore sur la queue de détente mais reste bloqué sur le pontet. L’isard est dans la lunette. Parmi les cinq identifiés, le choix se porte sur une éterle. La chevrée
L’incertitude est la seule promesse. Aucune situation ne saurait être sous contrôle.
est impassible, couchée, à demi en sommeil. La situation semble absolument sous contrôle par l’équipe de chasse qui toise la proie. Le télémètre affiche 117 mètres de distance. Confortable pour un tir en chasse en montagne ! En une fraction de seconde, le groupe se dresse sur ses pattes et s’éclate. Certains grimpent vers la crête, d’autres avalent la pente. « Tire ! » , ordonne le guide au chasseur qui s’exécute dans la foulée. L’éterle encaisse lourdement le projectile qui la fait rouler entre les roches sur quelques mètres, pour finir inerte en contrebas. Une telle réactivité du chasseur n’aurait pu être réalisée avec un fort grossissement optique. Le choix de ne pas le pousser à son maximum se révélera très judicieux de la part du chasseur. Cette anecdote nous enseigne également qu’en action de chasse, du moins celle digne de ce nom, l’incertitude est la seule promesse. Aucune situation ne saurait être sous contrôle. Et c’est bien là ce que nous recherchons tous. Le temps de donner la dernière mangeure, de remettre cette brisée si précieuse qu’est celle du premier animal tiré et de vider l’éterle, et les vautours fauves qui tournoyaient ce matin ne devraient pas tarder à se montrer. Voilà une journée bien remplie, entamée 8 heures auparavant. Sous le ciel bienveillant, nous entamons notre descente. Le sac alourdi par le gibier, la fatigue parfois accentuée par une journée de sueur et c’est la chute. Le guide, qui connaît bien ce risque, reste concentré sur chaque pas et abaisse son rythme de descente. Depuis notre hauteur, les minuscules maisons de pierre de Nohèdes sont blotties les unes contre les autres, telle une forteresse perchée sur un promontoire. À proximité, la piste héliport trahit l’enclavement de ces habitants, dépendant des siècles durant de l’unique route d’accès à cette vallée oubliée et dont la rareté semble de plus en plus prisée par les amateurs de nature encore préservée. Quel voyage !