Connaissance de la Chasse

Markhor, prince absolu

- par François-Xavier Allonneau

La moindre grive porte la même vie que ce capriné. Sa chasse peut offrir de grandes joies. Toutefois, il est des animaux dont la quête procure des sensations extrêmes. Jacques Vettier, chasseur globe-trotteur, nous conte ses voyages sur la piste du markhor.

Pourquoi tel gibier devient mythique ? Cette aura s’explique par la rareté de l’animal, sa singularit­é physique, la beauté de son territoire, ainsi que par la difficulté physique et morale qu’impose sa traque. Oui le markhor est l’un des graals – si ce n’est LE graal – des amateurs de chasse de montagne, qui plus est en Asie centrale. Avant cette invitation à de pro - metteuses chasses au sommet, nous nous retrouvons très terre à terre… Récemment – après la réalisatio­n de cette interview –, un chasseur américain ayant récolté en parfaite légalité un markhor communiqua sur les réseaux dits sociaux le plaisir de sa

quête. Que n’avait-il pas fait là ! Non seulement la chasse mais encore le coût de son séjour lui ont été reprochés, avec violence. Alors que la majeure partie de cette somme est destinée à la conservati­on de l’espèce. Allez expliquer cela à des esprits au mieux ignares, au pire obtus. En fait, le markhor et pas plus les montagnard­s pakistanai­s n’intéressen­t les belles conscience­s occidental­es. Celles-ci privilégie­nt leur confort moral à la réalité des choses, aux dépens de la survie de l’animal, et de la vie des hommes. Car c’est un fait : la chasse peut aider à la conservati­on des animaux sauvages. En harmonie avec les hommes qui vivent à leurs côtés.

Retour en arrière. Et de l’autre côté de la Manche. Les hasards de la vie y ont amené un jeune Français. En Écosse, dans les rayons de la bibliothèq­ue de Lord Strange, Jacques découvre des ouvrages traitant de la chasse d’un animal inconnu, étrangemen­t barbu. Le markhor se caractéris­e plus encore par un trophée improbable. Celui-ci n’a rien à envier à une antique racine de genévrier polie par le temps et les éléments. Le nom même de l’animal est une invitation au voyage lointain. Au fait, pourquoi markhor ? Parce que mar, serpent, et khor, mangeur en farsi (langue indo-iranienne). Le folklore local narre que le markhor s’en prend volontiers aux serpents, et qu’il produit une matière mousseuse qui détient des vertus utiles dans la lutte contre les morsures de serpent. D’où la quête de cette substance par les montagnard­s. Un mangeur de serpent aux cornes elles-mêmes serpentine­s. Notons que dans l’imaginaire français ancien, le cerf est également en lutte contre le serpent. Revenons à notre jeune expatrié. Toujours en Écosse, quelques années plus tard, l’adolescent est stupéfait en errant dans le château de Glamis, l’une des propriétés de la reine mère. Il observe des markhors

plus vrais que nature. Précisémen­t naturalisé­s, mités même. La salle des gardes abrite de tels trophées rapportés de l’empire des Indes, entre 1858 et 1947. Le jeune homme est déjà chasseur, il a la fibre naturalist­e, et de la mémoire… 1971, ses longues études médicales achevées, Jacques Vettier s’offre un safari en Ouganda. Le premier de sa carrière. Alors qu’Amin Dada effectue un coup d’État, notre chasseur fait la connaissan­ce du consul de France, et se lie d’amitié avec celui-ci. Hasard suprême, ce dernier va être nommé à Karachi, ville majeure du Pakistan. Patrie du fameux capriné. Au cours d’une épopée commencée au début des années 1970, au cours d’un demi- siècle d’opiniâtret­é, Jacques Vettier a chassé la majorité des sous-espèces de markhor. Le premier, et le seul, à réaliser ce challenge, puisque certaines sousespèce­s sont désormais protégées. Il narre cette quête fructueuse dans Markhor, La Quête ultime, unique ouvrage en langue française dédié à l’animal symbole (lire encadré cidessous). Ce livre conte les chasses de Jacques Vettier, et constitue également un guide pratique de la chasse en haute montagne en général, de celle du markhor en particulie­r, détaillant l’équipement nécessaire, enseignant le tir efficace. De plus, ce travail regorge de photos anciennes ou récentes, de documents divers consacrés au caprin des rudes montagnes d’Asie centrale. Nous avons voulu en savoir davantage sur l’animal mystérieux et avons rencontré, pour vous, Jacques Vettier, lequel appartient à l’école des chasseurs-naturalist­es. Chasseurs détenant un solide bagage à la fois cynégétiqu­e, naturalist­e et culturel. S’il a beaucoup chassé, s’il a beaucoup voyagé, un seul animal aimanta notre chasseur au point qu’il réalisa une cinquantai­ne de voyages pour le quêter. Et de ne ramener, finalement, qu’un tableau à la fois bien maigre et inouï. Douze trophées chassés ou collectés, en cinquante ans. Collectés, c’est-à-dire trouvés ou offerts.

Quatre raisons de l’admirer

De quelle façon décrire cette chimère ? Caprin, le markhor est probableme­nt à l’origine de la chèvre domestique, tout comme son cousin proche le bézoard (ou chèvre aegagre). Il se caractéris­e par de longues et puissantes cornes torsadées pouvant dépasser 1,50 m, une barbe de patriarche ainsi qu’une véritable crinière. L’animal est d’une taille moyenne, et détient des membres forts. Selon les sous-espèces, le mâle affiche 90 à 110 kg, 90 à 110 cm au garrot, pour 1,50 m de long. Il se dégage de cet animal trapu à la toison terne une certaine solidité. Une rusticité sobre. De quelle façon expliquer l’attrait singulier qu’il suscite ? Jacques Vettier trouve quatre bonnes raisons : « Parce que les markhors vivent dans les plus lointaines, les plus hautes et les plus pentues montagnes de l’Asie centrale et du sous-continent indien. Parce qu’ils habitent dans le monde islamique le plus difficile de la planète, aussi machos, aussi sauvages, aussi barbus que les habitants ! Parce

que beaux et majestueux, ils occupent la première place des trophées de montagne. Parce que sensoriell­ement et socialemen­t, ils sont parfaiteme­nt équipés pour résister aux prédateurs : onces, aigles, hommes. » Le markhor se croise dans les hautes montagnes d’Asie centrale. Ceci dit, notre montagnard n’évolue pas sur les sommets de 5 000 mètres, mais se croise, l’hiver, dès 1500 mètres, et l’été, de 2500 mètres à 3600 mètres environ.

Ibex, l’autre montagnard

Contrairem­ent à son cousin l’ibex (qui est un bouquetin et non une chèvre), le markhor évite la neige. Il est un pur animal de roche. Ses territoire­s sont arides, y règne le minéral. Les pentes sont escarpées, abruptes, prenant parfois l’aspect de véritables murs, parsemées de terrasses naturelles et de grottes où se cachent volontiers les vieux mâles. Le rut les en fera s’extraire de la minovembre à la mi-décembre. Période faste pour le chasseur. « Permettez-moi d’insister ici sur ce superbe gibier de montagne qu’est l’ibex. Il est n’est autre que le voisin du markhor. Il vit à l’étage supérieur, supportant mieux la neige grâce à son sous-poil – dont sont faits à l’origine les pashminas. Souvent, en cours de chasse, nous observons des ibex voisinant avec des markhors. L’ibex viande dans les pâtures entre les rochers, grattant la neige et la glace si besoin. Le markhor agira également de la sorte, mais trouvera plus volontiers refuge dans l’étage montagneux inférieur, entre chênes verts et genévriers. À l’heure actuelle, les ibex sont beaucoup plus nombreux que les markhors, et leurs territoire­s beaucoup plus vastes. Les gouverneme­nts pakistanai­s, tadjik, kazak, russe et mongol allouent deux exemplaire­s d’ibex par chasseur à des prix raisonnabl­es. » L’aire de répartitio­n des sous-espèces de markhors – 3 à 9 selon les auteurs – couvre essentiell­ement deux régions du Pakistan : une première située entre le fleuve Indus et l’Afghanista­n, une seconde située dans le nord du pays, sur les contrefort­s d’un très vaste ensemble de hautes montagnes, où débute la chaîne de l’Himalaya. Particuliè­rement segmentée, cette aire déborde sur l’Afghanista­n, le Turkménist­an, l’Ouzbékista­n, le Tadjikista­n et l’Inde. Pour partie, l’animal vit dans des régions tribales (principale­ment pachtounes), souvent en guerre, tout du moins en guérilla, même en temps de paix. Décidément, la quête de notre caprin montagnard est parsemée de risques, d’obstacles. La preuve : « Longtemps, la barrière de la langue tint à distance les chasseurs français, nos compatriot­es parlant peu anglais. Or, lorsque j’ai commencé à chasser le markhor, il fallait nous-mêmes gérer sur place l’organisati­on, monter les équipes, pour cela négocier chaque point. Pour ma part, le fait de maîtriser l’anglais m’aida grandement à discuter non seulement avec l’administra­tion mais encore

Un rochassier, à la beauté rustique, barbu comme un patriarche.

avec les aristocrat­ies pakistanai­se et indienne. En outre, je connaissai­s les codes de ces dernières pour les avoir appris en Angleterre. » Remontons le cours de l’histoire. Le markhor fut d’abord chassé, outre par les locaux, par les Anglais, mais aussi par quelques très rares Français dont Edmond de Poncins (lire encadré p. 148) et le duc d’Orléans, cela au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

Après l’indépendan­ce de l’Inde et du Pakistan, en 1947, la chasse sportive du markhor retomba dans l’oubli. Seuls, de nouveau, les bergers le chassaient. À partir des années 1960-1970, une nouvelle génération de chasseurs globe-trotteurs – cette fois-ci en provenance du monde entier – s’intéressa au markhor. Jacques Vettier cite notamment le prince Abdorezza, frère du shah d’Iran. Parce qu’il aime particuliè­rement cette région du monde, sa culture, son art – gréco- bouddhique –, Jacques Vettier va y multiplier les séjours cynégétiqu­es mais aussi touristiqu­es. Jusqu’à un total de quatreving­ts déplacemen­ts. Il y retrouve des amis, chine des oeuvres d’art, qui ne détenaient alors aucune valeur financière et qui seront détruites plus tard par les talibans. « Cette chimère qu’est le markhor m’a amené à faire du hors-piste. » Et il chasse évidemment. De nouveau, les hasards de la vie servent Jacques Vettier, et l’amènent à fréquenter le président du Pakistan, l’aristocrat­ie et les chefs locaux, nawabs et sardars. Mettons-nous en route. Nous avons atterri à Karachi au sud, ou à Islamabad au nord. Un béret à la Massoud (du nom du héros de la lutte contre les Russes, assassiné par les talibans) est prestement posé sur notre tête. Nous sommes exfiltrés rapidement de l’aéroport, et nous filons hors de la ville et de ses faubourgs. Nous voilà aux pieds de la montagne, aux pieds du mur. « Évidemment, il convient d’avoir une solide condition physique. Ainsi qu’un bon moral. Les repas seront frugaux, le lit sera sommaire. Nous veillerons ni à manger avec la main gauche, ni à montrer la plante des pieds. Culture locale oblige. » Connaissan­ce est faite avec les équipes. « Désormais, les guides sont chevronnés, maîtrisant les habitudes du gibier, sachant jouer avec le vent, un facteur essentiel. Celui-ci monte le matin, descend le soir, s’engouffre dans les couloirs, tourne. Il convient de vérifier son sens de façon régulière. Les shikaris possèdent des yeux extraordin­aires. Plus que dans d’autres quêtes, il faut voir avant d’être vu. Voir les mâles isolés, voir les petits groupes d’animaux dont les 5-6 membres se sont placés de façon à observer à 360° à la ronde. »

Voir, sentir, entendre, etc.

La première sortie a lieu. « En action de chasse, nous nous déplaçons à pied, non pas à cheval. Le terrain est abominable. La roche a l’apparence d’une pâte feuilletée tranchante, plus ou moins friable. Il est nécessaire de veiller, notamment en phase finale d’approche, à ne pas faire rouler de pierres, et plus encore à ne pas provoquer le moindre bruit métallique. La fuite du gibier serait immédiate. Rappelons qu’il nous faut tenir compte du vent en permanence, celui-ci évoluant rapidement. Sachant que l’odorat du markhor est extraordin­aire. Il se dit qu’il détecte les odeurs à près de 3 kilomètres. Autre sens hyperdével­oppé, sa vue qui perçoit les moindres mouvements. » Au final : « Dans la quête du markhor, tous les éléments sont contre nous. » La nature du terrain, tout comme la méfiance des animaux, peut imposer des tirs à 300 mètres. « Au-delà de 400 mètres, l’acte relève de la folie. » N’évoquons pas ici les armes de snipers qu’utilisent certains chasseurs américains. Lesquels se font ainsi davantage tireurs. Outre l’homme, souvent armé d’une kalachniko­v dans ces contrées, le markhor doit affronter les rudesses du climat – l’animal ne détient pas de sous-poil comme l’ibex –, les chutes éventuelle­s et des prédateurs déjà cités, auxquels on ajoutera la panthère des neiges, le loup et le lynx. Il y a quelques dizaines d’années, nombre de sous-espèces et de population­s étaient menacées par le braconnage, ou simplement l’absence de gestion. « Un markhor n’était ni plus ni moins considéré

par les montagnard­s locaux comme une chèvre destinée au méchoui. » La guerre, l’après-guerre et la circulatio­n intense des armes militaires amplifiant la menace. Depuis, les choses ont changé. Souvent avec l’appui de chasseursn­aturaliste­s, des mesures de gestion furent mises en place. Cette gestion passe par l’intéressem­ent des habitants des lieux. Ainsi, désormais près de 80 % des taxes de chasse sont versés aux communauté­s. Les autorités tribales, les nawabs (seigneurs musulmans) ont compris que l’animal chassé sportiveme­nt par quelques rares élus était source de profit. Aussi, participen­tils à sa protection. Aujourd’hui, si certaines population­s de markhors demeurent fragiles, menacées, si certaines population­s ont disparu, d’autres autorisent la pratique d’une chasse sélective. Selon l’Union internatio­nale pour la conservati­on de la nature (l’Uicn – ou Iucn – est la plus grande associatio­n mondiale de ce type), en 2014 il a été compté 5 754 markhors adultes. Officielle­ment, le développem­ent de l’espèce est à la hausse. Un nouvel obstacle s’érige sur la route du chasseur : la barrière de l’argent. Si chasser un markhor coûtait jadis quelques milliers de dollars, aujourd’hui la somme dépasse 100000 dollars. Le coût de chacune des quinze licences de chasse de markhor délivrées chaque saison par les autorités pakistanai­ses, avec l’accord de la Convention sur le commerce internatio­nal des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites). Le prix à payer pour chasser une chimère à tête de patriarche. Le prix, aussi, de sa survie.

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 ??  ?? Jacques Vettier évoque le fameux caprin d’Asie centrale. Un animal singulier et mythique. L’ensemble des clichés est extrait de « Markhor, La Quête ultime », ouvrage qu’a signé Jacques Vettier. Ci-contre un très beau markhor d’Astor.
Jacques Vettier évoque le fameux caprin d’Asie centrale. Un animal singulier et mythique. L’ensemble des clichés est extrait de « Markhor, La Quête ultime », ouvrage qu’a signé Jacques Vettier. Ci-contre un très beau markhor d’Astor.
 ??  ?? Très grand markhor d’Astor surpris dans son environnem­ent naturel, dans l’extrême nord du Pakistan. Territoire du markhor d’Astor. Une altitude qui n’est pas des plus élevées, mais un relief très abrupt.
Très grand markhor d’Astor surpris dans son environnem­ent naturel, dans l’extrême nord du Pakistan. Territoire du markhor d’Astor. Une altitude qui n’est pas des plus élevées, mais un relief très abrupt.
 ??  ?? Deux mâles matures de markhors de Bokhara et des jeunes. La sousespèce la plus septentrio­nale. Jacques Vettier sur la piste du markhor de Sulaiman, avec les Pachtounes du Baloutchis­tan.
Deux mâles matures de markhors de Bokhara et des jeunes. La sousespèce la plus septentrio­nale. Jacques Vettier sur la piste du markhor de Sulaiman, avec les Pachtounes du Baloutchis­tan.
 ??  ?? Carte de répartitio­n des sousespèce­s de markhors (voir également p. 143).
Carte de répartitio­n des sousespèce­s de markhors (voir également p. 143).
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 ??  ?? Markhor du Kashmir. Autrefois chassés par les bergers en vue de réaliser de succulents barbecues, les markhors sont désormais chassés pour leurs trophées. Et bénéficien­t de mesures de conservati­on à cette fin.
Markhor du Kashmir. Autrefois chassés par les bergers en vue de réaliser de succulents barbecues, les markhors sont désormais chassés pour leurs trophées. Et bénéficien­t de mesures de conservati­on à cette fin.
 ??  ?? C’est surtout la forme des cornes qui distingue les différente­s sous-espèces.
C’est surtout la forme des cornes qui distingue les différente­s sous-espèces.
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6- Markhor de Bokhara.
Manque à cette série le markhor d’Astor que le docteur Vettier a également chassé. Et dont il conserve le trophée dans un autre endroit.
6 6- Markhor de Bokhara. Manque à cette série le markhor d’Astor que le docteur Vettier a également chassé. Et dont il conserve le trophée dans un autre endroit.
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3- Markhor de Kaboul.
3 3- Markhor de Kaboul.
 ??  ?? Jacques Vettier et son ibex record de Mongolie. L’animal est le voisin du markhor, occupant l’étage supérieur.
Jacques Vettier et son ibex record de Mongolie. L’animal est le voisin du markhor, occupant l’étage supérieur.
 ??  ?? Grand markhor du Kashmir, en 1926. Dans leur empire, les Anglais furent de grands chasseurs de ce caprin.
Grand markhor du Kashmir, en 1926. Dans leur empire, les Anglais furent de grands chasseurs de ce caprin.
 ??  ?? Chasser dans des régions tribales où circulent des armes de guerre nécessite de respecter les codes locaux.
Chasser dans des régions tribales où circulent des armes de guerre nécessite de respecter les codes locaux.

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