Plumes roumaines
Et si, dans la vie d’un chasseur, il fallait avoir participé à la chasse aux alouettes d’un miroir réfléchissant ? Nos anciens se délectaient de ce petit oiseau aussi beau à chasser que succulent. Cailles, perdrix et faisans sauvages l’accompagnent en Roumanie.
La manche de la veste de chasse est retroussée pour lire l’heure, aussitôt se crée le long du bras un appel d’air glacé. Le corps entier frissonne. À Poiana, petite commune au bord de la mer Noire où nous nous trouvons, à quinze minutes au nord de Constanta, il est 7h15 (6h15 en France). À coup sûr la température est négative, pourtant, en atterrissant à Bucarest l’avant-veille, le thermomètre indiquait encore 28°C. Au grand dam d’Yvon, avec qui nous partageons aujourd’hui le poste d’affût, hier les conditions n’étaient pas encore réunies pour chasser l’alouette. À commencer par un ciel obstinément couvert qui ne permit jamais l’utilisation du fameux miroir aux alouettes. Pour autant, notre première journée de chasse a été couronnée, pour notre équipe de cinq chasseurs, par un beau tableau varié de gibier naturel : 4 coqs faisans et 5 poules, notre première alouette au cul levé, un très beau tir d’Yvon, 5 perdreaux gris dont un triplet de Mathieu avec deux cartouches, et 61 cailles, sans compter quelques grives musiciennes. Bonne nouvelle pour la suite du séjour, les cailles sont encore bien présentes en ce début octobre alors que leur migration vers l’Afrique a débuté dès la fin août. Comme celle de l’alouette est plus tardive, l’autorisation de la chasser commence le 1er octobre. Dans notre dos, à l’est, les premiers rayons du soleil levant empourprent le ciel sans pour autant nous réchauffer. Noyée dans le souffle du vent du nord, une petite note de musique, familière mais timide, vient
Nous ne nous lassons plus du ballet aérien des oiseaux montant vers les cieux au son des trilles.
de nous parvenir. L’alouette des champs, dit-on, en posséderait un répertoire de plusieurs centaines, capables même d’être articulées en phrase. Ce qui fait de ce petit oiseau de moins de 50 grammes un chanteur presque unique dans le monde des oiseaux.
Mais il est encore trop tôt ; Yvon a beau risquer un torticolis en dirigeant son regard dans toutes les directions, la lumière ne nous permet pas encore d’apercevoir le plastron couleur crème du chanteur.
Un adversaire digne de la bécassine
« Boum ! » Sursaut dans notre abri ! Cette fois la fête vient de commencer, à 8 h le Beretta d’Yvon vient pour la première fois de faire entendre
sa voix. Un regard aussitôt porté au-dessus du rideau végétal du camouflage permet de saisir la chute de la première victime. Il s’agit alors de ne plus la perdre des yeux, et de se rendre immédiatement à l’endroit où gît l’oiseau. Car même en l’absence de végétation, le mimétisme de ses plumes est si extraordinaire que, tombé face contre terre, il serait bien difficile à retrouver.
Au creux de la main, à tour de rôle, nous ressentons la chaleur de la merveilleuse petite boule de plumes. « La même que chez nous », précise aussitôt Yvon. « Une alouette des champs ; si le mâle est un peu plus gros, extérieurement rien ne le distingue de sa femelle. À manger y a pas meilleur, c’est la bécasse dix puissance dix ! » Géographiquement,
précisons que l’alouette des champs est présente sur toute la périphérie de la mer Noire. Au moment où Yvon a tiré, Aurélien, posté à environ 400 mètres à notre droite dans le vallon, a presque instantanément répondu par un tir en écho. Alternativement, et sans explication véritablement logique, ce scénario se répétera tout au long de la matinée.
Parmi les vagues d’alouettes qui croisent au-dessus de notre affût, une observation attentive nous permet désormais de distinguer deux directions. La première, composée d’oiseaux purement en migration, ne prête pas attention au miroir ; sans dévier ils passent haut depuis le nord vers le sud, depuis le delta du Danube distant d’une centaine de kilomètres. La seconde quant à elle vole à basse altitude. Elle seule vient « se mirer » à notre miroir, mais sans s’attarder. Elles semblent
extrêmement craintives, s’éloignant au moindre de nos mouvements. Pour augmenter nos chances de détecter ces vols furtifs sans être surpris par les alouettes arrivant à contrevent, dans notre dos, nous décidons d’observer le ciel dans deux directions opposées.
Les affûts que nous occupons ce matin, c’est Sylvain, notre hôte, qui à l’aune d’une expérience de plusieurs années les a scrupuleusement déterminés. Pour lui, « très souvent les positions élevées se révèlent les meilleures, mais pas toujours… » Les endroits où sont effectués les forages et les valves d’irrigation des champs représentent d’excellentes caches pour les chasseurs. En effet, du fait de certaines structures en béton, ils s’assortissent d’herbes folles dépassant la hauteur d’un homme, les cultivateurs n’osant pas y aventurer leurs faucheuses.
Cette première matinée de chasse au miroir, dans la vie d’un chasseur,
sera une révélation. Bien plus que l’attrait de la nouveauté, le tir de ce petit oiseau apparaîtra d’une diversité, en même temps que d’une difficulté, bien insoupçonnée. Sans parler de la chasse de l’alouette au cul levé, celle des oiseaux rencontrés lorsque nous chasserons les cailles. Son mimétisme, associé à d’incessants crochets avant de s’élever droit dans le soleil, fait d’Alauda arvensis – l’alouette des champs – un adversaire au moins aussi redoutable que la bécassine.
En ce sens, Louis d’Havrincourt écrivait dans son livre incontournable La Battue de perdreaux : « Par grand vent, l’alouette est diabolique à tirer. Plus difficile que le plus difficile des perdreaux de Beauce. C’est à l’école des alouettes que se sont formés tous les meilleurs fusils de chasse devant soi et de pigeons. Pour le tir de battue, nous ne saurions trop répéter qu’il offre toutes les variantes possibles et imaginables. » On est à mille lieues de l’image d’Épinal de l’alouette faisant le « Saint-Esprit », victime consentante, se laissant presque assassiner au-dessus du miroir.
Si en France seul est désormais autorisé le miroir à alouettes dépourvu de facettes réfléchissantes, sans doute est-ce l’une des causes de la perte d’intérêt pour ce beau gibier. Il n’en est pas de même en Roumanie. Ici, le traditionnel miroir, manuel (actionné par une ficelle) ou mécanique (muni d’un mécanisme d’horlogerie), demeure autorisé. De là à oser utiliser en guise de miroir une boule électrique à facettes rescapée des soirées disco des années quatrevingt… Sylvain l’a expérimenté, c’est très efficace ! Maintenant, à notre poste, les vagues d’alouettes se succèdent régulièrement. Les alouettes des champs remplacent des alouettes calandres grosses comme une petite grive, et viceversa. Les yeux écarquillés, nous ne nous lassons plus du ballet aérien des oiseaux montant vers les cieux en spirale au son des trilles, avant d’engager des piquets vertigineux dignes des bartavelles. Puis, vers 10h20, subitement le ciel devient vide d’oiseaux. « Il y a un trou, constate aussitôt Yvon en homme expérimenté, c’est souvent comme ça au début d’une vague migratoire. » Un instant aussitôt mis à profit pour plumer facilement les oiseaux encore tièdes, dont Yvon nous régalera ce soir d’une de ses recettes. Car comme il dit : « Alouettes et cailles doivent se déguster sans attendre, au bout du fusil. » Tout à l’heure, après déjeuner, nous chasserons la caille. Que nous apprécierons au dîner, toujours au bout du fusil.