... MES ORTEILS
Je m’aime telle que je suis, de la tête aux chevilles. En revanche, avec mes orteils, c’est plus compliqué.
ily a une éternité, j’étais ce que l’on appelle une enfant « précoce ». Je n’entends pas par là « QI surdéveloppé » – j’étais plutôt du genre à battre le record des heures de colle qu’à sauter une classe. Précoce, je l’étais surtout au niveau des pieds : très en avance sur leur âge, ils faisaient déjà du 39 alors que je ne dépassais pas le mètre cinquante. Je ressemblais donc à une équerre, ou à un basketteur nain. La faute à mes orteils, qui à eux seuls représentaient le tiers de mon peton. Longs, trèèès longs. À force de patience, le reste de mon corps a fini par s’allonger lui aussi, pour atteindre le mètre soixante-six et rééquilibrer mon allure. À 17 ans, parvenue à des proportions à peu près raisonnables, j’ai décidé de me mettre à nue. En clair, de défaire les lacets de mes Converse et retirer mes chaussettes en coton pour la première fois devant quelqu’un, du sexe opposé qui plus est. Mon amoureux du moment, acnéique et fan de Green Day, a gravé cet instant au fer rouge dans mes tympans : « Tiens, marrants tes doigts de pieds ! »
Sous le soleil, les complexes
Aujourd’hui, j’ai mieux à faire que mesurer mes phalanges… Sauf aux changements de saisons. Dès que les jours rallongent et que le spectre de la tong refait surface, je prie Anna Wintour de donner sa bénédiction aux chaussettes-sandales. Comme il semble qu’elle ait d’autres assistantes chats à fouetter, je peaufine ma technique de camouflage en vacances. Sur la plage, à la manière d’une vive, je creuse deux trous dans le sable et j’y enfonce mes orteils. Jusqu’à présent, cette technique me protège très bien du regard des autres. Moins des coups de soleil, vu que je reste comme ça sans bouger pendant un looong moment – en gros jusqu’à ce que plus personne ne soit dans les parages pour observer mes orteils. Une fois le terrain dégagé, je saute de mon abri brûlant et je cours jusqu’à la mer, cacher mes pieds dans un autre élément – l’eau – jusqu’à l'instant fatidique où il faut en sortir.
Apprivoiser l’ennemi
Lassée de ce rodéo estival, je décide de prendre les choses en main, si j’ose dire. Première étape : me renseigner. D’après Google, mes pieds sont du type grec, caractérisés par l’index qui dépasse le pouce haut la main. Seulement 5 % de la population mondiale en serait pourvu, la classe non ? ! Tout à coup, je me sens quasi exceptionnelle. Et quand j’apprends que les personnes appartenant à cette catégorie sont perfectionnistes, audacieuses et très spontanées, je me dis… c’est dingue, ils me connaissent ! Émue et un poil coupable, j’imagine le quotidien de mes orteils dans mes baskets. Et c’est loin d’être joyeux. Une vie dans le noir jour après jour, à se cogner à l’angle de la table basse, transporter mes 58 kg et subir ceux du monsieur qui les écrase malencontreusement dans la file de la crêperie. Il y a des sorts plus enviables. Je vais rattraper le temps perdu.
La réconciliation
Aujourd’hui, en sortant de la douche, je les bichonne avec une crème nourrissante et j’applique du vernis. J’ai du mal à discerner l’ongle de mon petit orteil, du coup je peinture au hasard. Il faut dire que je me suis prise d’affection pour ce cadet, ratatiné dans son coin et constamment dominé par ses aînés. En plus, une vilaine rumeur circule à son sujet : dans quelques milliers d’années, il aura probablement disparu ! À force de grimper plus souvent dans le métro que dans les arbres, l’homme n’en aura plus l’utilité, disent les scientifiques. Alors en attendant, je prends soin de lui. Histoire d’appliquer au pied de la lettre ce mantra : manifestons notre amour à ceux présents à nos côtés. C’est décidé, je sors les tongs du placard.