Cosmopolitan (France)

HISTOIRE VRAIE : MA NIÈCE S’EST RADICALISÉ­E

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Manon a 34 ans et elle ne reconnaît plus sa nièce. Témoignage recueilli par Sophie Hénaff.

« Le préfet de police a demandé à ma soeur s’ils connaissai­ent quelqu’un en Arabie saoudite. “Non, absolument personne”, a répondu Élise. “Parce que d’après nos renseignem­ents, là, elle est prête à partir.” “Elle”, c’est ma nièce, Myriam, elle n’a pas encore 16 ans et ses parents ne trouvent plus de solutions. Ils ont signé une interdicti­on de sortie du territoire, mais le préfet les a prévenus : elle ne pourra pas prendre l’avion bien sûr, mais par voie de terre en revanche, on ne peut pas faire grand-chose.

À la maison, ses valises sont prêtes

Il y a trois ans à peine, Myriam était une jeune fille qui avait 18 de moyenne en classe, aimait Pharrell Williams, le vernis semi-permanent, les films de dance et les changement­s de coiffure. Le jour de sa naissance, mes parents, mon frère, mon copain et moi, on était tous venus à la maternité, c’était un événement : elle était la première petite-fille, le premier bébé de la nouvelle génération. On était tout excités. Ma soeur et mon beau-frère étaient les plus heureux du monde. Tellement heureux qu’ils ont eu trois autres enfants. Ces trois enfants aujourd’hui vivent dans la peur depuis que leur aînée a changé. Elle ne les reconnaît plus comme sa fratrie d’ailleurs, car ils ne portent pas de nom arabe. Ni ma soeur Élise, catholique, ni son mari Mehdi, musulman, tous les deux non-pratiquant­s et sereins dans leur mariage mixte, ne pouvaient s’y attendre : Myriam a été embrigadée.

Ça a commencé par un garçon

En 4e, Myriam est scolarisée dans un collège du centre de Rennes où, comme ailleurs, le plus souvent les filles ont le choix entre deux modèles de femmes : hyper sexuée à la Kardashian ou voilée. L’adolescenc­e n’est pas une période propice à la nuance et le groupe compte plus que tout. Myriam appartenai­t plutôt à la première catégorie, mais “elle ne voulait pas coucher” et ça la plaçait en porte-à-faux, pensait-elle. Un garçon du collège lui plaisait. Un jour, elle a trouvé le courage de l’aborder. “Je ne peux pas te parler, tu n’es pas voilée.” C’est là que l’idée a commencé à germer.

Au début, ce n’étaient que des mots

Ma soeur ne m’en a pas parlé tout de suite, c’est notre père qui m’a mise au courant. D’abord, Élise n’est pas du genre à partager ses soucis, et puis elle n’a pas vraiment pris la mesure du problème, elle ne pouvait pas imaginer qu’un tel endoctrine­ment était possible dans une famille aussi ouverte, instruite, cultivée que la leur. Myriam parlait de religion, elle interrogea­it son père sur leurs origines. On traverse souvent une crise identitair­e pendant l’adolescenc­e, ces questions sont courantes et ses parents ne se sont pas inquiétés. Puis les propos se sont durcis. Myriam décernait les bons points, décrétait quels comporteme­nts étaient corrects ou non. C’est là qu’elle a traité son père de mécréant. L’année suivante, elle rejetait la musique et portait le voile, l’année d’après, le jilbeb et les gants.

Le lycée la signale, elle est fichée S et, très vite, renvoyée

Ma soeur et son mari ont tout essayé. Ils l’ont d’abord privée de sortie. Mais ça lui était égal. Ses anciennes copines allaient faire la fête, boire des verres en terrasse, mais justement la religion l’avait sauvée de “ça”. Myriam restait à la maison et ne voyait personne. Pourtant l’embrigadem­ent se resserrait. Pour à la fois la rescolaris­er et la couper de son environnem­ent, ils l’ont envoyée chez mon frère dans le Sud, puis chez sa grand-mère. À chaque fois, il a fallu l’inscrire dans un nouveau lycée, faire des démarches. Mais aucun isolement n’a fonctionné. Tout passe par le Web et le téléphone. “Confisque-lui son portable”, je dis à ma soeur. “J’ai essayé, mais ils lui en redonnent un autre.” Qui ça “ils” ? Difficile à savoir. Mais, d’après les Renseignem­ents généraux, ce “ils” qui s’adresse à ma nièce compte plusieurs éléments dangereux.

MA NIÈCE S’EST RADICALISÉ­E Manon a 34 ans et elle ne reconnaît plus sa nièce. Témoignage recueilli par Sophie Hénaff

Cet été, on a passé une semaine de vacances ensemble

On s’est toujours bien entendues elle et moi, et cet été elle est venue nous rejoindre chez ma mère. J’avais posé une condition : le foulard OK, mais le jilbeb, pas question. Elle est venue. On a passé de bons moments à discuter, le naturel revenait. Il y avait des écuries pas loin, je lui ai proposé d’aller se promener. Petite, elle adorait l’équitation, elle voulait même passer le galop 5. D’en reparler, ça l’a enthousias­mée, elle allait s’y remettre, etc. Et le lendemain, c’était fini. Elle avait reçu un SMS. Je lui ai demandé : “C’est quoi ces messages ? Qui t’écrit ?” Soi-disant des copines. Face à une situation, quelle qu’elle soit, Myriam demande conseil et obtient un petit texte en retour. Cinq lignes qui n’ont rien à voir avec le Coran. Qui décident juste qu’une jeune fille ne peut pas faire d’équitation. Myriam me laisse regarder son téléphone, je vois des photos de filles, ses anciennes copines. Je lui fais remarquer qu’elles n’ont pas de voile. “Oui, pour elles, la religion, c’est juste comme ça, mais moi je suis à fond.”

Elle se maquille en cachette

Un matin, on parle makeup, elle adorait ça avant. Elle me confie qu’elle continue de s’entraîner, seule, avec des tutos, pour le jour où elle se mariera. Elle voutoutes lait essayer de se teindre les cheveux en platine aussi, je lui demande : “Pour quoi faire, on les voit pas.” Ça la fait rire. On est bien et je la prends de court : “Allez, viens, je t’offre une manucure.” Dans le nail bar, elle a les mains prises, elle ne peut plus regarder son téléphone. Elle profite, elle choisit un orange foncé. C’est en sortant qu’elle réalise qu’elle ne pourra pas faire la prière avec des mains pareilles. Mais elle ne me réclame pas de dissolvant… Pour son anniversai­re, je lui offre les talons qu’elle m’a demandés. Elle ne les porte pas, elle les garde pour le jour de son mariage et ça me fend le coeur. Je ne sais pas ce qu’elle imagine quand elle dit qu’Allah lui trouvera la bonne personne, que ce n’est pas grave si elle épouse un homme qu’elle ne connaît pas, un homme qui pourra se comporter n’importe comment, ressembler à n’importe quoi. Au mieux, elle se voit prise en charge, la paresse joue sûrement : elle n’a plus besoin de faire des études, elle restera à la maison, avec ses enfants. “Comme toi !”, dit-elle à ma soeur quand elle est en colère. Ma soeur est en larmes, souvent. Ça trouble Myriam : dans la religion musulmane, la mère plane au-dessus de tout, Myriam n’a pas le droit de la faire pleurer, elle la supplie d’arrêter. Ce n’est pas par empathie. Elle n’en éprouve plus pour personne. L’embrigadem­ent a remplacé ses émotions. Elle n’est plus que fureur, certitudes et indifféren­ce aux autres. La vie humaine n’a plus de valeur, Myriam peut me montrer sans ciller une vidéo sur son téléphone où un djihadiste décapite un faux imam. Quand elle apprend que sa grandmère adorée est atteinte d’un cancer, elle réagit à peine. Elle se fiche que son frère, rongé de stress, développe une fibromyalg­ie.

« C’est une victime », rappelle le préfet

Oui, il faut s’en souvenir. Quand je la vois ainsi détruire sa famille, quand j’ai peur que ma soeur craque, quand je pense à mes autres neveux, je lui en veux à elle et à son effarant égocentris­me, à sa rage aveugle. Et puis je réalise que c’est une ado à qui on a lavé le cerveau, à qui on a volé sa jeunesse, dont on exploite les doutes et la colère. “Ils” savent que c’est l’âge idéal pour aspirer les révoltés ou les idéalistes, dans tous les milieux où ils se trouvent. Les associatio­ns le constatent : depuis “Charlie Hebdo” , la politique d’embrigadem­ent se répand. Les familles s’épuisent mais il ne faut pas perdre espoir, plusieurs jeunes ont été rattrapés au bord du gouffre. Myriam elle-même a accepté plusieurs rendez-vous chez un psy. Elle fait de la provoc, mais elle a peur aussi. Elle a même appelé le 119* pour signaler son intention de partir. »

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