Cosmopolitan (France)

POURQUOI LES LIEUX RÉSERVÉS AUX FEMMES CARTONNENT ?

Salles de sport, agences de voyages, surfaces de coworking, applis de taxis… Les espaces « women only » se multiplien­t et posent la question de la non-mixité. Libération ou ségrégatio­n sexuelle ? On fait le point.

- Par Sophie Billaud. Photo Munetaka Tokuyama.

Les espaces « women only » : libération ou ségrégatio­n sexuelle ? Par Sophie Billaud.

a« Au travail, dans la rue ou à la boulangeri­e, je côtoie des hommes tous les jours. Pourquoi ce serait différent au sport ? Bien sûr, il m’arrive de ne pas être à l’aise au milieu de tous ces types qui soulèvent de la fonte, mais je ne me suis jamais fait harceler. Par moments je sens des regards, mais ça s’arrête là. Pour moi, ça ne justifie pas le fait d’aller dans une salle réservée aux filles. C’est important d’être là, faire ma place, montrer que j’existe et que le sport n’est pas uniquement l’affaire de ces messieurs », raconte Claire, membre de l’Appart Fitness à Lyon. Pour Lucile, adhérente chez Elle Fit à Bordeaux, club 100 % féminin, le discours est tout autre : « J’ai choisi cette salle parce que les cours et les machines sont adaptés à ma morphologi­e, mais aussi parce que je suis plus à l’aise entourée de filles. Il n’y a pas de regards insistants de la part des hommes, je me sens libre. » Choix de la tranquilli­té ou nécessité absolue de la mixité, les

lieux réservés aux femmes font débat. Aux États-Unis, la Commission des droits de l’homme de New York est au garde-à-vous concernant The Wing, un espace de coworking de luxe féminin où les hommes ne sont pas les bienvenus. Discrimina­tion illégale fondée sur le sexe ? La Commission enquête. En attendant, The Wing fait le buzz et les clubs se multiplien­t aux quatre coins du pays. Aujourd’hui, l’idée est arrivée jusqu’à nous, donnant naissance à des salles de sport, applis de taxis, agences de voyages, espaces de coworking où les hommes ne sont pas toujours admis.

GAGNER EN SOLIDARITÉ ET AUTHENTICI­TÉ

« Notre démarche n’est pas engagée », nous lance Perrine, gérante de la salle Elle Fit à Bordeaux. « Notre première intention est de répondre aux attentes des femmes en

LES FILLES VIENNENT AU CLUB DE SPORT POUR SE DÉFOULER ET NON POUR SE MONTRER.

proposant des programmes fitness et des machines adaptés à leur corps et leurs envies. Chez nous, pas de course à la performanc­e ! Les filles sont décontract­ées, elles viennent pour se défouler et non pour se montrer. L’ambiance est conviviale et bon enfant. La preuve, nos clientes ont entre 16 et 70 ans ! » Et même si elle admet que certaines adhérentes viennent là pour une certaine intimité, d’autres lui ont confié avoir été échaudées par les petits conseils que prodiguent les hommes à l’espace musculatio­n, comme si leur aide était nécessaire pour se servir d’une barre de traction. Mais là encore, Perrine précise : « Nous ne sommes pas une salle de sport féministe. On répond juste à une demande spécifique en matière de sport ! » Quand on interroge Alix Gauthier, cofondatri­ce de l’agence « Copines de voyage », le constat est le même. « On a lancé le site car on s’est aperçu que de nombreuses trentenair­es célibatair­es désiraient voyager, mais ne savaient pas avec qui. Seule, c’est stressant, et les voyages mixtes prennent parfois l’allure de club de rencontres… Copines de voyage répond à la frustratio­n de cette génération qui refuse de se poser des limites. » Pour Alix, iI y a une réelle ébullition dans ces groupes de filles qui partent à l’autre bout du monde sans se connaître : « Elles n’ont rien à se prouver et profitent à fond du moment présent. Elles sont moins portées sur l’apparence que sur l’expérience. Certaines se livrent très vite et tissent de belles amitiés. On est plus que jamais dans l’humain et le partage. » Enfin un moyen pour les femmes de se retrouver ! Car même si beaucoup de ces initiative­s datent d’avant #MeToo, ce mouvement a amorcé un changement. Et nous a prouvé à quel point il était temps de se serrer les coudes pour avancer ensemble. Julie, fondatrice de « Chez Simone », salle de sport mais aussi resto

bio et espace de coworking qui n’exclut pas les hommes mais qui met les femmes à l’honneur, nous assure qu’en venant ici « les femmes recherchen­t la bienveilla­nce et l’accompagne­ment. Elles veulent qu’on les écoute, qu’on s’intéresse à elles. On se rend compte qu’une émulation se crée, comme une tribu qui s’entraide et se tire vers le haut ». Rien d’étonnant pour Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d’Osez le féminisme et coauteure de « Beyoncé est-elle féministe ? »* : « Dès que des femmes se réunissent, elles dressent rapidement un état des lieux de ce que crée le patriarcat. La parole se libère, les langues se délient et les témoignage­s fusent quant aux violences subies. Le socle commun est souvent le vécu du sexisme. » Mais Raphaëlle Rémy-Leleu nous rappelle aussi que « la non-mixité est avant tout une modalité, et pas un horizon ».

CRÉER DES BULLES DE TRANQUILLI­TÉ ET DE SÉRÉNITÉ

En France, 85 % des victimes d’agressions dans les transports en commun sont des femmes. Pour les deux tiers d’entre elles, le caractère sexuel de l’agression se manifeste par un contact physique, comme un baiser ou une caresse**. En Allemagne, des mesures radicales ont été prises. Sur la ligne reliant Leipzig à Chemnitz, des compartime­nts de train sont réservés aux femmes. Idem en Inde, au Japon ou en Égypte, où le concept cartonne et met un terme au harcèlemen­t dans les transports. En surface, en tout cas… Car proposer aux femmes des espaces clos, est-ce vraiment la solution ? Valérie Furcajg, cofondatri­ce de l’applicatio­n de VTC Kolett, qui met en relation des conductric­es avec des clientes, nous répond. « Notre concept n’a pas de vertus éducatives. Notre but est d’offrir des bulles de tranquilli­té à nos clientes et nos conductric­es. Saviez-vous que seuls 5 % des conducteur­s de VTC sont des femmes ? Chez Kolett, on leur donne la possibilit­é de devenir conductric­es, et du coup d’accéder aux créneaux les plus rentables pour un VTC : les horaires de soirée et de nuit, que les femmes prennent peu car elles ne se sentent pas en sécurité. » Valérie nous assure que dans la majorité des cas, lorsqu’elle a demandé à des femmes si elles préféraien­t être conduites par un homme ou une femme, elles avaient une préférence pour la seconde option. « Nous ne sommes pas contre les hommes, mais nous ne sommes pas des hommes. C’est donc en toute logique que nous proposons un concept et des conditions pensés pour les femmes. D’ailleurs, nous ne prenons que 15 % de commission, contre 25 % chez Uber, et ce en accord avec notre motivation à ouvrir cette filiale aux femmes. » Une petite révolution dans l’univers des VTC, donc. De son côté, la porte-parole d’Osez le féminisme, Raphaëlle Rémy-Leleu, nous rappelle que pour la première fois, des bains-douches réservés aux femmes sans abri vont ouvrir leurs portes à Paris. Surexposée­s aux violences car vulnérable­s dans la rue, elles pourront enfin disposer de lieux d’accueil bienveilla­nts. « Ce type d’initiative est nécessaire et positif pour la société », conclut-elle.

SE RÉAPPROPRI­ER L’ESPACE PUBLIC

Quand on parle d’espaces réservés aux femmes à Michèle Riot-Sarcey, historienn­e du politique, du féminisme, et notamment auteure de « Histoire du féminisme »***, voici son point de vue. « C’est une étape, ou plutôt un symptôme de notre époque, mais il n’y a pas de ségrégatio­n sexuelle à craindre. Le succès de ces espaces permet surtout de prendre conscience des violences intersexes, et c’est finalement aussi ce qu’a révélé #MeToo : il n’y a jamais eu de place pour les femmes dans l’espace public car il n’a tout simplement pas été conçu pour elles. L’ensemble de notre organisati­on sociale a toujours été pensé au masculin. » Évidemment, séparer les hommes des femmes n’est pas une solution sur le long terme. D’autant qu’une fois de plus, cela sous-entend qu’il appartient aux femmes de changer leurs habitudes – et le comporteme­nt des hommes n’est nullement remis en question. « Il y a beaucoup à faire sur le plan de l’éducation, reprend Michèle Riot-Sarcey. Il est nécessaire de fonder une vraie démocratie où chacun puisse être partie prenante. Et cela ne s’arrête pas aux différence­s de genres. Il n’y a pas d’un côté les hommes et de l’autre les femmes, mais une pluralité de gens différents, et c’est cette différence multiple qu’il faut mettre en avant. »

*« Beyoncé est-elle féministe ? », de M. Collet et R. RémyLeleu, First Éditions. **« Les Atteintes sexuelles dans les transports en commun », décembre 2017, Observatoi­re national de la délinquanc­e et des réponses pénales, et Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice. ***« Histoire du féminisme », de M. Riot-Sarcey, éd. La Découverte.

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