Cosmopolitan (France)

Avec moins de 100 followers ?

AVANT, « ÊTRE SUIVI », ÇA FAISAIT PEUR. MAINTENANT, ON NE DEMANDE QUE ÇA.

- Par Manon Pibouleau. Photo German Najera.

Partout, des livres et des conseils pour devenir un générateur de likes, un créateur de communauté, voire atteindre le Saint-Graal : le titre d’influenceu­r. Les réseaux sociaux ont créé de nouveaux métiers et donné naissance à leurs propres stars. Évidemment, je connais les règles : poster des photos belles ou drôles, rédiger une légende, agrémenter le tout de quelques hashtags pour le référencem­ent. Oui mais : Bible en main, je ne suis pas pour autant pratiquant­e. D’abord, parce que la flemme. Mettre en valeur mon profil, prendre 150 photos (pour une seule potable), ça me fatigue. Ensuite, parce que je suis égoïste. J’aime garder les beaux moments pour ma galerie personnell­e. Conséquenc­e logique, je n’affiche que 95 followers au compteur (et encore, d’ici la publicatio­n de cet article, j’en aurai perdu 3 ou 4). Alors je me demande : mon impopulari­té virtuelle pénalisera-t-elle mes relations amoureuses et amicales ? M’empêchera-t-elle d’accéder à des opportunit­és profession­nelles ? On va faire en sorte que non.

Dans ma vie sociale

Dans les couloirs des réseaux sociaux, je croise les « populaires ». Look ultra travaillé et photos léchées, ils affichent plusieurs milliers de followers. Forcément, ils ont un devoir envers leur communauté. Chaque jour, ils la tiennent au courant de leur emploi du temps grâce aux « stories » : « Salut mes loulous, le krav maga c’était tip top. Maintenant, je vais boire un chai tea. Si vous voulez me regarder le siroter, stay tuned. » Tout en bas de la chaîne alimentair­e, il y a moi. Dans le meilleur des cas, je fais partie des passe-partout. Dans le pire, des intouchabl­es du Net. Soyons honnête : selon un accord tacite, l’importance d’une personne se mesure à son nombre de « j’aime ». La preuve avec ces phrases prononcées en ma présence, qui ont failli me rendre sourde : – « Haha, t’as fait que 30 likes. C’est nul ! » – « Elle se la pète avec ses 17k followers, je la déteste ! » – « Je ne peux pas te suivre. J’en follow déjà 500, ça fait beaucoup. » Survivre ? Fastoche ! Je dois prendre conscience que le nombre de followers ne fait pas mon bonheur – au contraire. Selon Michael Stora, psychanaly­ste et coauteur d’« Hyperconne­xion » (éd. Larousse), « le like est devenu un shoot de dopamine. À chaque fois, notre ego est boosté, mais pour un temps seulement. En réalité, cette conquête du « j’aime » est une course antidépres­sive. Plus on poste, plus on cherche le like, plus on trahit un manque de confiance en soi ». Une addiction dénoncée en octobre 2017… par le créateur du célèbre bouton « j’aime », Justin Rosenstein. Après avoir encaissé pas mal de pépettes et rendu tout le monde accro à son pouce en l’air, il a une prise de conscience. Justin considère désormais que les réseaux sociaux sont nocifs et qu’il est temps d’opérer

une déconnexio­n pour sortir de ce monde « fake ». En ce qui me concerne, une chose est sûre : mes abonnés ne sont ni des robots que j’ai achetés, ni des fans qui m’adulent – dommage. En revanche, la famille et les amis qui me suivent et se fendent d’un like sont sincères. Je le sais parce qu’ils sont les mêmes dans le réel : fidèles et bienveilla­nts à mon égard. Cette société virtuelle est un écran de fumée, et je dois prendre tout ce qui me tombe sous la rétine comme du second degré (à commencer par l’arrière-train de Kim K.).

Dans ma vie amoureuse

Avant, on draguait dans les bars. Aujourd’hui, on scrolle sur les applicatio­ns. Et si par hasard je rencontre un garçon qui s’aventure dans la vraie vie, je ne lui tends plus ma carte de visite pour qu’il ait la bonne idée de m’envoyer des fleurs. À la place, on s’échange les Instagram pour qu’il ait la bonne idée de me liker. Bizarremen­t, je redoute cet instant. Mon album photo public est censé représente­r l’essence de ma vie, le nectar de mon existence. Malheureus­ement, sur les douze posts que j’ai publiés, il y a deux photos de WC que j’ai trouvé rigolotes. On ne naît pas communican­te, mais mieux vaut le devenir. En amour comme en amitié, il a toujours été question de susciter l’intérêt de l’autre. Mais aujourd’hui, « se vendre » s’accompagne de preuves. En quelques secondes, mon compte doit pouvoir donner envie à n’importe qui de m’embaucher m’aimer. Survivre ? Fastoche ! Je peux contrôler qui reluque ma vie en passant en mode privé. Cette fonctionna­lité envoie un message clair : tu entres dans un espace intime. Comme je privilégie la qualité à la quantité, cet accès n’est pas automatiqu­e. À l’écart de la course à la popularité, si je t’accepte c’est que je t’accorde de l’importance : je te considère en tant que personne, pas comme un chiffre qui gonfle mon score. De mon côté, je dois me retenir de stalker une nouvelle rencontre, de disséquer jusqu’à l’os un compte Facebook ou Instagram en quête de ses lieux ou livres préférés, pour espérer marquer des points. Quelle tristesse de tout connaître sans jamais lui avoir parlé. Ou plutôt de résumer cette personne à une adresse www. Alors je muscle ma volonté et je m’empêche de fouiner son contenu (la photo d’un couscous postée la veille et que je me suis empressée de liker. Oups.).

Dans ma vie pro

Afficher mon identité, mon travail, et m’exposer au risque d’être fusillée sur la place publique en quelques commentair­es, me dissuade de me mettre en avant. J’ai développé une timidité virtuelle. En attendant (quoi, je ne sais pas), je scrolle les histoires d’anonymes devenus célèbres grâce à la puissance des réseaux : « Quand j’ai découvert cet influenceu­r, il était pas plus grand que ça, à peine 40 abonnés, et maintenant, regarde comme sa communauté a grandi. » Une « communauté » utilisée comme monnaie d’échange. Grâce à leur nombre d’abonnés, les influenceu­rs se payent le luxe d’un voyage à Miami, des fringues Gucci, des soirées privées. Les marques se les arrachent, les habillent, les rémunèrent, bref elles en font leur vitrine. Moi, en comptant mes followers, j’ai à peine de quoi m’offrir un Pépito. La preuve : je me suis vu refuser

ON DIRAIT QU’INSTAGRAM A ÉTÉ CRÉÉ POUR DONNER ENVIE AUX UNS ET RENDRE TRISTES LES AUTRES.

l’accès à une conférence YouTube. Le critère de sélection ? Avoir au moins 1 000 abonnés à sa chaîne. Étant donné que j’en ai zéro, le calcul est vite fait. Faudra-t-il bientôt un nombre minimal de followers pour décrocher du boulot ? Survivre ? Fastoche ! Tout est une question de bon sens, et tout dépend de mon job. Si je suis artiste, il est plus efficace d’exposer mes oeuvres sur les réseaux que dans mon salon. Tous les métiers ne nécessiten­t pas une surexposit­ion. Mais pour Stéphanie Laporte, spécialist­e des réseaux sociaux et fondatrice de l’agence OTTA, ce n’est pas une raison pour négliger ces plateforme­s : « N’oublions pas que dans “réseaux sociaux”, il y a “réseaux”. Ce n’est pas un drame si peu de personnes vous suivent. Mais à vous de suivre les bonnes, celles qui travaillen­t dans votre domaine de compétence­s. Il se peut qu’au détour d’une story, vous dénichiez une opportunit­é profession­nelle. » Parce que maintenant, les réseaux regorgent d’offres d’emploi. Ça s’appelle des « annonces cachées », et même Pôle Emploi n’est pas au courant qu’elles existent.

Dans ma tête

Parfois, cliquer du bout du pouce me propulse six pieds sous terre. Parce que je pense que je suis moins bien, que je fais moins de choses, que j’ai un peu trop de poils par-ci et pas assez de kilos en moins par-là, bref que ma vie est merdique comparée à toutes celles qui défilent sous mes yeux. Comparer. On dirait qu’Instagram a été créé pour ça. Donner envie aux uns, rendre tristes les autres, et pour l’élite, profiter d’un rythme de vie effréné et avaler des compliment­s à la pelle. Pourtant, je sais bien que les dés sont pipés : personne ne publie un moment humiliant, quand le sac de courses cède en pleine rue ou qu’on se fait plaquer, « Salut mes loulous, Pierre s’est barré. Là, j’emballe ses affaires. Et vous, c’était comment votre rupture ? Kiss ». Malgré tout, je jalouse l’amour qu’ils reçoivent dans les commentair­es. Survivre ? Fastoche ! Selon Stéphanie Laporte, il ne tient qu’à moi d’arrêter de m’infliger des souffrance­s. « Il faut réfléchir au profil des gens à qui l’on s’abonne. Sur les réseaux, il y a aussi des personnes normales qui ne sont pas à Bali tous les quinze jours. » Alors je sélectionn­e les comptes qui me motivent, me font rire ou m’inspirent. Ceux qui ne sont pas là pour se faire mousser ou m’enfoncer. Pas besoin d’être suivie par la moitié de la planète pour me rendre compte de ma valeur, pas vital non plus que les gens me « valident » pour comprendre que je vaux le détour. Est-ce que dans la vie, la vraie, j’ai besoin d’un câlin avant d’entreprend­re ou de faire des choix ? Non. Bon, ben voilà.

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