Cosmopolitan (France)

HISTOIRE VRAIE : MON PÈRE EST SOUS L’EMPRISE DE MA BELLE-MÈRE

La première fois que je l’ai vue, elle a fait trois crises d’angoisse dans la matinée… Je l’ai trouvée touchante, je ne me suis pas méfiée. Je me suis fait avoir. Comme lui.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SOPHIE HÉNAFF. ILLUSTRATI­ON DELPHINE CAULY.

La première fois que je l’ai vue, elle a fait trois crises d’angoisse dans la matinée… Je l’ai trouvée touchante, je ne me suis pas méfiée. Je me suis fait avoir. Comme lui.

Pendant des années, mon père c’était ce héros qui réparait la balancelle de mes Polly Pocket, portait mon cartable plein des manuels du vendredi, tartinait le Nutella à la pelle et chantait mal les tubes de Cabrel pour m’apprendre à l’apprécier (ça n’a pas très bien marché). Avec maman, on vivait tous dans le même appartemen­t, on se voyait le matin, on se revoyait le soir, et on pique-niquait le samedi. Je pensais bien sûr que ça durerait toute la vie, que ces liens ne se détruisaie­nt pas, ne se distendaie­nt pas, qu’ils étaient. Tout simplement. Pour toujours et sans condition. Un bon coup de divorce a mis de l’ordre dans ces illusions et j’avais

11 ans lorsque ce monde s’est éteint. Papa est parti, mais il est resté mon père et je le rejoignais pour des week-ends, des vacances. En couple avec sa deuxième femme, il m’a fabriqué une demi-soeur de seize ans ma cadette que j’adore. Pendant toutes ces années, durant mes études, mes premiers boulots, il me téléphonai­t tout le temps : pour un livre qu’il avait aimé, pour un clip qui me ferait rire, pour Pluton qui n’est plus une planète, pour le dernier Wong Kar-wai dont il me racontait – mal – l’histoire afin de me pousser à aller le voir (ça ne marchait pas très bien non plus), pour dire qu’il avait trouvé un resto à frites pour mon anniversai­re. Il appelait pour prendre de mes nouvelles et donner des siennes. Plusieurs fois par semaine. Là, pour mes 25 ans, il m’a juste envoyé un texto. Et je suis sûre que c’était en cachette.

Elle a interdit l’usage du téléphone dans leur maison

En dehors d’elle, personne n’a le droit d’appeler, ni mon père ni ses enfants à elle. Je ne sais pas comment elle le justifie, si elle joue la lubie éducative ou l’angoisse des ondes, mais le résultat est là : mon père ne m’appelle plus que de sa voiture. Et comme, sur les routes, le réseau est mauvais, la communicat­ion est coupée, au propre comme au figuré. On a le temps de bâcler deux ou trois banalités puis de raccrocher, autant par lassitude que par agacement. Ma nouvelle belle-mère a débarqué dans notre vie il y a un peu plus de trois ans. Elle est psychiatre, mais je la crois plus malade que soignante. Tout comme mon père qui avait déjà deux filles de deux mères différente­s, elle a quatre enfants issus de deux mariages. Ils ont tous emménagé dans une grande maison achetée par mon père qui, tout comme les précédents compagnons de la dame, dispose fort opportuném­ent de revenus confortabl­es. Avant l’installati­on en ces rutilants foyers, ma belle-mère se montrait très agréable.

Les visites aussi se sont espacées

Au début, je venais. Mais plus ça allait, plus ma belle-mère se montrait méfiante, agressive. Les sourires du premier mois se sont vite transformé­s en regards de travers. Ma demi-soeur, qui n’a que 10 ans, m’a confirmé ce que je soupçonnai­s : dès que je referme la porte, notre belle-mère se plaint, pleure ou crie. Je serais froide, je ne l’inclurais pas assez dans notre famille, je ne ferais pas attention à elle. D’un autre côté, ce n’est pas elle que je viens voir. Mais c’est ainsi, à grand renfort de scènes et bouderies, qu’elle a décrété et obtenu qu’on ne se réunisse pas à Noël. La dernière fois que je l’ai croisée, c’était peu après la mort de papi. J’étais venue aider mon père à vider la maison. Maman aussi. Quand ma belle-mère l’a vue, elle l’a renvoyée en hurlant. Je suis partie à peine un quart d’heure après et madame m’a trouvée très désagréabl­e, mais évidemment ! Mes parents sont toujours restés très proches. Mais les quelques fois où ils se sont revus pour fêter mon CDI ou le doctorat de mon cousin, mon père s’était déplacé en douce, « Ne poste pas de photos, hein ! » Non, non, pas d’inquiétude, ça ne me viendrait plus à l’idée. Pareil avec ses deux soeurs, il ne les voit plus. Je me demande si ça se passerait différemme­nt avec des frères ou des fils. Est-ce que ma belle-mère déteste à ce point les femmes ? Est-ce qu’elle les perçoit toutes comme des rivales ? Elle n’a pas d’amies en tout cas. Je garde quelques fiertés malgré tout, des spontanéit­és. Pour la Fête de la musique, mon père et ses collègues du labo ont formé un groupe de blues et leur concert a fait un carton. J’étais trop contente pour lui et j’ai illico créé une chaîne YouTube pour l’amuser et étendre sa gloire à tous les réseaux

sociaux. Avec les amis, la famille, on likait, on commentait, on félicitait abondammen­t, on avait le digital tapageur. Trop. Le côté YouTube a tout de suite déplu à la marâtre : peur que des groupies, des dingues, en profitent pour aborder mon père, le dérangent, l’assaillent même. Ça va Madame, les quinquas du blues, c’est pas Bieber non plus, on est sur du petit capital followers. Mais non, il n’a plus osé participer, ça a cassé l’ambiance. Elle borde de tous les côtés.

J’ai 26 ans, je me fais une raison

Mon existence ne tourne pas autour de mon père et s’il ne réagit pas ça ne transforme pas mon quotidien. C’est pour ma petite soeur que la situation me peine. Elle doit encore supporter ce climat étouffant un week-end sur deux. Elle s’est aperçue que ma bellemère l’espionnait sur les réseaux, sûrement pour savoir si elle disait du mal ou si on se voyait en cachette. « Je l’ai bloquée », elle m’a dit, féroce. Heureuseme­nt, pour ma soeur, mon père est capable de sursaut. Un jour, il a surpris ma belle-mère en train de lui hurler dessus et il lui a immédiatem­ent ordonné de se taire sous peine de boucler ses valises. Il lui a fait remarquer qu’elle n’avait aucun droit de lui parler sur ce ton et elle s’est aussitôt calmée. Preuve que si on lui tient tête, les choses peuvent s’arranger…

Il est sous emprise

Parce que dans le fond, la question que je me pose c’est : pourquoi il accepte cette cage ? Je suis quand même sa fille, il a le droit de me voir, de me parler. Il devrait même en avoir besoin. Pourquoi se comportet-il avec moi ou ses soeurs comme si nous étions ses maîtresses, des femmes qu’il n’est pas censé rencontrer, avec qui il ne pourrait pas bavarder sans la trahir, elle. Un jour, je me suis tapé le culot de le questionne­r franchemen­t. « Tu es bel homme, passionné par un millier de choses, tu as de l’argent. Pourquoi tu choisis cette vie-là ? Qu’est-ce qui t’oblige à vivre ça ? » Il a perdu pied l’espace de quelques secondes, et puis finalement il a enfin admis qu’il n’en pouvait plus.

Et c’est resté sans suite

En fait, il a peur de vieillir seul. Il a 60 ans, elle en a dix de moins. Il a eu beaucoup de problèmes de santé, ça l’a affaibli. Il doit choisir entre liberté et tranquilli­té. Alors se battre pour sa fille aînée… Mon père a toujours fait partie de ces hommes qui pensent qu’à 18 ans, ça y est, c’est bon, les enfants sont élevés. Le devoir paternel s’arrête pile-poil à l’âge de la majorité. Pour mes études, pour mon premier appartemen­t, pour les moments difficiles, c’est maman qui a assuré. À 23 ans, quand je me suis installée à Paris pour mon travail, quand je lui disais : « Papa, c’est un peu dur financière­ment », il me répondait : « Oh ben oui, ma pauvre, j’imagine », puis il changeait de sujet. J’aurais beuglé : « Toi comprendre moi besoin machine à laver », il aurait encore trouvé le moyen d’esquiver. Or aujourd’hui, je sais qu’il part aux Maldives avec cette femme et ses enfants pour des vacances incroyable­s que nous n’avons jamais eues. Alors oui, ma belle-mère l’a ficelé, ligoté, phagocyté, isolé. Mais dans le fond, si cela a pu arriver, c’est qu’il n’avait pas vraiment envie de lutter.

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