Cosmopolitan (France)

HISTOIRE VRAIE : JE SUIS HPI ET J’AI MIS 40 ANS À LE COMPRENDRE

J’ai vécu avec beaucoup d’études et aucun lendemain, voguant de missions humanitair­es en aventures sentimenta­les, sans savoir pourquoi je refusais de me poser.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SOPHIE HÉNAFF. ILLUSTRATI­ON DELPHINE CAULY.

« Après vingt années de tour du monde, j’explose en vol, je suis épuisée. Mais je sais comment repartir plus légère : HPI, le diagnostic est posé. Je comprends enfin les frénésies de toute une vie, mon besoin de nouveauté comme d’apprentiss­age. Ils m’auront souvent coûté cher.

Dès la fin de mes études, je ne vis qu’en mission

On peut être très douée sans trop savoir où se mettre, sans oser, en s’emmêlant les pinceaux à trop réfléchir, empêtrée dans sa timidité. Connaître plein de choses, c’est aussi prendre la mesure de ce qu’on ignore encore et se sentir illégitime en permanence. À 18 ans, je suis très forte en cours, mais pour le reste, je suis à peu près nulle en tout. Quand je débarque de ma province à Sciences-Po Paris, je suis morte de trouille. Les ambitions, la concurrenc­e ? Tout ça m’est étranger. Je ne rêve que de journalism­e ou de diplomatie, j’ai soif d’idéal, pourtant je choisis la finance, une spécialité soporifiqu­e mais rassurante : les maths, c’est pas fun, mais je connais, je ne vais pas décevoir. Je vole jusqu’en master sans souci et atterris dès ma sortie dans un cabinet de conseil. L’ENA m’aurait tentée, mais en tête de paragraphe, j’ai lu “Vous avez l’esprit de compétitio­n”. Ah ben non, pas du tout. Dommage, je me serais sans doute plus retrouvée dans le service de l’État que dans celui de la finance : lors de mon stage dans une banque, je m’ennuie tellement que je m’endors en plein comité de crédit. Un cabinet de conseil, c’est plus ouvert, c’est d’ailleurs la voie royale des bons élèves qui ne savent pas quoi faire dans la vie : donner des conseils. Les premières années, je m’amuse bien. On a tous le même âge, on part auditer des entreprise­s aux quatre coins de la France, on boit des verres, c’est un peu l’esprit fac, voire colo. Que ce soit l’environnem­ent affectif, le défi intellectu­el, les managers, tout change tout le temps, on ne s’embête pas une seconde. Sur le plan privé, je sors d’une histoire démarrée au lycée qui a duré cinq ans – je l’ignore encore, mais ce sera la plus longue de mon existence. Je suis libre, et mes amours durent le temps d’une mission.

Je réalise la portée de mon travail : compresser l’emploi

Pour les jeunes consultant­s, le travail est désincarné. On reste entre nous dans un bureau, sans lien avec les personnes des boîtes qu’on examine, on se croit dans Friends, on ne fait pas le rapport entre les chiffres d’un côté et l’humain au bout : on “optimise les services”. Jusqu’à cette réunion où l’on présente nos conclusion­s. Je me souviens d’un informatic­ien, il allait être licencié alors que son entreprise gagnait de l’argent. À la fin, il est venu me voir et m’a demandé si j’arrivais à me regarder dans le miroir. Sur le coup, j’ai à peine compris de quoi il parlait. Puis j’ai percuté. Ça a été un choc. Soudain, je rentrais dans le monde adulte, envahie par les doutes, le remords, l’insomnie. J’ai décidé d’en parler à mon chef, qui l’a pris sur l’air de la naïveté idéaliste : “Ça se fera de toute façon. Si ce n’est pas toi, ce sera quelqu’un d’autre.” Oui, exactement, ce sera quelqu’un d’autre, moi je cède mon tour. Fini les cabinets de conseil. Je passe mes vacances en mission bénévole au Mali, et là, révélation : je me sens enfin à ma place. Utile.

Je dois choisir entre le job et l’homme de ma vie

J’intègre une ONG qui me propose une première mission d’un an au Mali. L’idéal pour démarrer : peu de problèmes de sécurité à l’époque, et un environnem­ent déjà familier. Je suis dans les starting-blocks. Pile à ce moment-là, je rencontre le seul homme qui me donnera envie

de m’engager. Lui vient de quitter l’humanitair­e, il a envie de se poser, de démarrer une histoire stable. Dilemme. Je cumule de nouveau les insomnies, je me ronge les ongles et les sentiments, mais dans le fond, ma décision est prise dès le début : je pars. En fait, j’espère qu’il m’attendra. Il m’attend en effet un an, mais à mon retour, la magie n’opère plus, notre histoire meurt à petit feu. J’ai cru que je pouvais tout assurer. Cela restera mon grand regret.

Je reboucle mes valises

Nouvelle mission au Tchad, qui commence pendant les attaques des rebelles. Chaque jour j’entends siffler les balles. Mes parents ont manqué s’évanouir en apprenant la nouvelle et tout le monde m’a demandé, sidéré, si je n’avais pas peur de partir. Si, affreux : les insectes me terrorisen­t, mais je ne peux pas trop l’avouer (j’avais raison, les insectes là-bas, c’est Alien). Le Tchad, c’est moins riant que Bamako, mais j’apprends le métier et je décide de me perfection­ner en passant un master en Action Humanitair­e, en même temps que j’accepte un poste au siège. Mon cerveau a besoin de toujours plus de connaissan­ces, toujours plus de travail. Le cumul des deux va me bouffer tout mon temps. Et surtout ma vie privée. Cette boulimie et cette instabilit­é, je les confonds avec la jeunesse. Je n’ai toujours pas compris, je suis intelligen­te mais pas maligne, et j’imagine que je dégotterai quelqu’un sur ma prochaine mission. Mais en Afghanista­n, les collègues ont dix ans de moins que moi. C’est un signal, mais je ne l’interprète pas. Et j’enchaîne comme ça encore des années, jusqu’au burnout. Il faut que je me calme, que je m’interroge sur ma bougeotte. Est-ce qu’avec les salaires de l’humanitair­e, je veux rester à Paris, condamnée à un 25 m2 dans lequel je ne fais que passer ? Est-ce que je veux fonder une famille ? J’ai l’impression de me réveiller avec toutes les questions qu’on se pose à 30 ans. Sauf que là, j’en ai 40.

Je redémarre à zéro

Je pars : c’est toujours mon réflexe de survie. Je m’installe à Bordeaux, où j’imagine une existence apaisée et conforme. Je réalise alors que je ne coche aucune case : ni conjoint, ni famille, ni CDI. Avant, je n’étais entourée que de gens comme moi, alors forcément, je ne m’en rendais pas compte, mais ici, ça me saute au coeur. Je m’inscris en fac de philo pour comprendre le sens de la vie. L’amour des études, une fois de plus. Et c’est moi que je finis par comprendre : en vingt ans, je n’ai fait qu’enchaîner des missions et des prises de poste d’un côté, des aventures et des amours impossible­s de l’autre. Même avec un chat, je n’ai jamais voulu m’engager : peur que ça me bloque. Ma colonne vertébrale, la vraie, c’est la liberté. Quel que soit le CDI, il m’étouffe, je redoute la routine et les avenirs tout tracés. Les bébés ? Je les adore, mais j’avais toujours une autre priorité. C’est quoi mon problème, à la fin ? “Fais tester ton Q.I.”, me conseille une amie. Ah… mais j’ai un peu peur d’échouer… Le résultat est sans ambiguïté : HPI, haut potentiel intellectu­el. Soudain, tout s’éclaire : mon passé devient logique, mon avenir sera assumé pleinement. Je vais intégrer une associatio­n de surdoués où je rencontrer­ai plein d’inadaptés dans mon genre. Une nouvelle colo, où je trouverai peut-être une âme soeur… Et tous les deux, on pourra continuer à étudier, idéaliser et ne pas s’engager ensemble, aussi longtemps qu’on voudra. »

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