Cosmopolitan (France)

… mon salaire

Je l’attends longtemps et je le dilapide très vite.

- PAR MANON PIBOULEAU

Ça y est, je suis parvenue à la fin du mois, tant bien que mal. Non, je rectifie. En réalité, j’y suis parvenue avec plus de mal que de bien. Aux alentours du 25, la cigale fêtarde se transforme en fourmi casanière, avachie sur le canapé. Je ne vis plus, je ne sors plus, je presse la fin du ketchup sur mes spaghettis, je bois de l’eau et j’attends que le temps passe devant la télé. Sur la réserve, j’arrête de dépenser à la pelle, histoire de ne pas m’enterrer sous les agios. Mais ça y est, j’y suis presque… Le salaire peut tomber d’un instant à l’autre et je reconnais que ce suspense met un peu d’ambiance au travail. Quelques jours avant le virement on se tient au courant entre collègues. À tour de rôle, on guette nos applis bancaires, le pouce fébrile. Les copines demandent, impatiente­s : « Alors ? » Du fin fond de l’open space, une voix grommelle : « RAS. Toujours rien… » Deux jours plus tard, mon compte en banque reprend enfin des couleurs. Il est tout beau, tout gonflé, il a fière allure et je prends le temps de le contempler parce que je ne suis pas folle… La richesse ne dure jamais.

Allez-y, servez-vous !

Comme je le prédisais, mon salaire ne fait pas long feu. Avant de jeter mon argent par la fenêtre, la porte ou n’importe quel trou assez grand pour y glisser un billet, j’attends que tout le monde pioche la part qui lui revient : loyer, électricit­é, assurances, abonnement­s… Bref, je n’ai pas eu le temps d’entamer la queue leu leu dans mon bar préféré que mon salaire a déjà été divisé de moitié. Ce mois-ci, pour ne pas me retrouver en apnée, je compte faire gaffe à mes sous. D’abord, je me fais un virement à moi-même, sur mon compte épargne plus précisémen­t. Cette cagnotte est alimentée par des petits bouts de salaires durement gagnés, auxquels je m’interdis de toucher sauf en cas d’urgence du type vacances à Punta Cana ou arnaque par un serrurier si la porte d’entrée claque et que je suis du mauvais côté. Le reste du temps, cet argent dort en attendant un projet, peut-être même qu’il fera des petits s’il s’est bien reposé.

L’art de la négociatio­n

Certes, je ne gagne pas des mille et des cents, mais je ne compte pas passer le restant de mes jours à compter les pièces. J’ai de grandes ambitions pour mon salaire, je veux qu’il prenne de l’ampleur, qu’il fasse sauter le système informatiq­ue et les plombs de mon banquier : « Allô, madame Pibouleau, mais qu’allons-nous faire de toute cette oseille ? » Je m’imagine lui répondre, enveloppée dans une fourrure : « Ha, ha, quelle drôle de question mon brave ! Le jet ne m’attendra pas ad vitam aeternam, je raccroooch­e. Kiss kiss. » (Je suis persuadée que l’argent enrichira aussi mon vocabulair­e.) Avant de me la jouer Duchesse de Je-me-la-pète, je fais mon boulot et le dos rond pour que l’argent tombe comme prévu à chaque fin de mois. Il ne s’agirait pas de se faire virer avant le duel de l’année : la demande d’augmentati­on. Cet instant, je le redoute, alors je m’y prépare. Là, en face-à-face avec ma hiérarchie, je dois dégainer les bons arguments. Devant le miroir, je m’entraîne : « Chef, je fais appel à votre bon sens et à votre objectivit­é. Chaque jour, je rigole à vos blagues moyennes, je contribue activement aux ragots, mon pot à crayons est toujours bien rangé, je travaille non-stop de 10 heures à 14 heures, alors ZUT, lâchez ce pognon. » Le jour J, quand je m’adresse à mon chef plutôt qu’à mon reflet, je me ratatine lâchement :

« S’il vous plaît, enfin… dans la mesure du possible, ce serait sympa de… d’avoir une petite augmentati­on. » Si je peux compter sur mon salaire pour vivre, lui, en revanche, vaut mieux qu’il m’oublie pour fructifier.

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