Courrier Cadres

DOSSIER : ENTREPRISE LIBÉRÉE, LA CAGE DE VERRE

- Par Camille Boulate

Améliorer l’engagement des salariés, leur bien-être et les rendre plus autonomes tout en boostant l’attractivi­té de l’entreprise... Voilà les promesses véhiculées par le concept d’entreprise libérée. Popularisé en France par Isaac Getz et Brian Carney avec l’ouvrage Liberté et Cie publié en 2009, cette nouvelle forme d’organisati­on séduit de plus en plus de dirigeants. Mais derrière ces objectifs, certes louables, que se cache-t-il vraiment ? Les salariés sont-ils réellement plus heureux en ayant davantage de responsabi­lités et en étant invités à prendre eux-mêmes les décisions impactant la vie et la stratégie de l’entreprise ? Est-ce forcément un gage de rentabilit­é et d’efficacité pour l’employeur ? Existe-t-il des dangers ou des dérives dans lesquels les entreprise­s ne doivent pas tomber ? Autant de questions auxquelles

Courrier Cadres répond.

Rendre l’entreprise plus productive par l’autonomie des collaborat­eurs. C’est ainsi que l’on pourrait résumer le principal objectif des dirigeants qui se lancent dans la libération de leur organisati­on. Si l’idée n’est pas nouvelle, elle a fait des émules en France depuis la publicatio­n en 2009 de l’ouvrage d’Isaac Getz et de Brian Carney, Liberté et Cie. “L’entreprise libérée c’est une combinaiso­n de choses existantes et qui implique que l’on cherche à donner plus d’autonomie et de responsabi­lités aux collaborat­eurs. Avec le sous-entendu que cela favorisera forcément leur engagement et donc la productivi­té

de l’entreprise”, analyse François Gueuze, ancien DRH et consultant pour le cabinet E-consulting RH. Ainsi, ce nouveau mode d’organisati­on répondrait aux attentes des collaborat­eurs qui se sentent, il est vrai, de moins en moins impliqués dans leur entreprise. En témoigne l’étude réalisée conjointem­ent par Steelcase et Ipsos en 2016. Les résultats, à l’époque, étaient sans appel et démontraie­nt que seuls 5 % des salariés français estimaient être très engagés dans leur travail et très satisfaits de leur entreprise. Un chiffre bien en dessous de la moyenne mondiale qui atteignait 13 %. A contrario, ils étaient 18 % à se déclarer fortement désengagés de leurs missions quotidienn­es, soit 7 points de plus que la moyenne mondiale (11 %). Dans ce contexte, pas étonnant que les entreprise­s cherchent des solutions pour inverser la tendance et rendre ainsi leurs organisati­ons plus productive­s. “C’est tout à fait louable

voire indispensa­ble, souligne Pascal Grémiaux, fondateur d’Eurécia, logiciel spécialisé dans la gestion du personnel. Mais il faut être vigilant et ne pas présenter l’entreprise libérée comme une recette magique.”

DÉGRAISSAG­E D’EFFECTIFS

Car derrière la présentati­on idéale qui est bien souvent faite de ce nouveau mode d’organisati­on, se cachent un certain nombre d’écueils voire de dangers dans lesquels il est difficile de ne pas tomber. Le premier étant de penser l’entreprise libérée comme un moyen de faire des économies structurel­les. “C’est d’ailleurs souvent ce qui est valorisé quand on parle d’entreprise libérée, c’està-dire que la décision devenant collective, on va réduire le nombre de procédures, de reporting voire de managers. Tout ce qui peut avoir un impact sur la productivi­té, détaille Henri Sendros-Mila, président de la Chambre profession­nelle de la médiation et de la négociatio­n. Mais si l’on pense de cette façon-là, on oublie qu’on cherche l’implicatio­n et l’engagement des collaborat­eurs.” Et c’est d’ailleurs la première dérive selon François Geuze. “On a vu cela dans beaucoup d’entreprise­s : la libération de l’organisati­on c’est d’abord l’occasion de se séparer de l’encadremen­t intermédia­ire”, explique l’expert RH, farouche opposant à l’entreprise libérée. Auchan figure parmi les sociétés qui ont tenté l’expérience avant de rebrousser chemin. L’enseigne d’hypermarch­és, qui a testé ce nouveau modèle de management dans l’un de ses magasins à Saint-Quentin (Aisne) courant 2015, a été rapidement accusée d’avoir misé sur l’entreprise libérée pour dégraisser ses effectifs.

“LA LIBÉRATION DE L’ ORGANISATI­ON C’ EST D’ ABORD L’ OCCASION DE SE SÉPARER DE L’ ENCADREMEN­T INTERMÉDIA­IRE”

À l’époque, Vincent Mignot, directeur général d’Auchan France, indiquait vouloir raccourcir au maximum la chaîne de décision. “Là où il y avait 40 chefs, on va faire confiance à 97 employés qui deviennent les patrons de leur propre marché”, expliquait-il au magazine Challenges. Au total, l’encadremen­t devait être réduit de 20 %. Deux ans plus tard, Auchan a changé son fusil d’épaule et ne souhaite pas communique­r sur le sujet. “Ce thème n’est vraiment plus d’actualité dans l’entreprise depuis 2015. Nous ne reviendron­s pas dessus,

nous précise-t-on avant d’ajouter. Nous avons effectivem­ent eu des expériment­ations en ce sens, mais aujourd’hui, la notion d’entreprise libérée n’est plus au coeur de notre démarche managérial­e

et de notre projet humain.” Bien souvent, il est vrai, quand une entreprise libère son organisati­on, cela est interprété et analysé par le spectre de la réduction d’effectifs. Que ce soit une volonté ou non des dirigeants… Mais l’entreprise libérée poserait d’autres problèmes. Parmi eux, le fait qu’au final les décisions

stratégiqu­es importante­s ne sont finalement pas laissées aux mains des collaborat­eurs. “Les responsabi­lités qui étaient celles des managers ne sont pas données aux équipes mais reviennent finalement à la direction, affirme-t-il. Cela s’appelle la concentrat­ion des pouvoirs et c’est l’inverse même de ce que l’on recherche avec l’entreprise libérée.” Surtout, pour d’autres experts, c’est la façon dont est présenté le concept qui est dérangeant, laissant croire que la prise de décisions peut se faire désormais

simplement et collective­ment. “Or les entreprise­s qui adoptent le principe de libération veulent être plus rapides dans leur prise de décisions. Il faut être lucide, à un moment donné, cela ne peut pas se faire à 50 personnes. Puis il faut certaines compétence­s pour décider et tout le monde ne les possède pas ”, assure Pascal Grémiaux.

CONCENTRAT­ION DE POUVOIRS

Les toutefois défenseurs : les managers de l’entreprise n’ont pas libérée disparu l’assurent et les choix importants sont effectués par des personnes volontaire­s, dans la majorité des cas cooptées par les autres collaborat­eurs. “Penser que l’entreprise libérée supprime les managers, c’est une grosse erreur et surtout un raccourci, estime Damien Richard, enseignant-chercheur à l’Inseec Business School et co-auteur d’un article académique sur le sujet*. La différence c’est qu’ils voient leur rôle évoluer et deviennent des coachs accompagna­nt la prise de décision. Bien souvent, ils sont élus par leurs pairs, les autres salariés de l’entreprise.” Choisir qui sera son manager, c’est ce qu’il se passe depuis 2009 chez Chrono Flex, spécialisé dans la réparation et le dépannage de flexibles hydrauliqu­es. “Chaque équipe élit son ‘team leader’, pour une durée de trois ans. Avec lui, les employés s’auto-organisent et construise­nt leur projet chaque année. Attention, cela ne se fait pas n’importe comment mais selon la vision de l’entreprise, explique

Alexandre Gérard, président de Chrono Flex. Ce sont eux qui sont mis à contributi­on pour acter des choix importants et stratégiqu­es, toujours avec l’aide de leurs équipes. Le pouvoir collectif ne veut pas dire que l’on sera 150 personnes à décider de la couleur du papier peint, au contraire.” *Article“Il était une fois les entreprise­s‘ libéré es ’: de la généalogie d’ un modèle à l’ identifica­tion des conditions de développem­ent ”, publié en 2017, dans la revue académique Qu est ion(s) de Management.

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