Dans le peau de Le Corbusier : Patron démiurge
Perçu comme un artiste solitaire et peu enclin au dialogue, Le Corbusier était pourtant capable de partage, de confiance et d’attentions envers ses collaborateurs. La majorité d’entre eux disent avoir grandi aux côtés de l’architecte visionnaire.
Être à l’origine de tout. C’est ainsi que fonctionnait Le Corbusier. C’est également en ces termes que, Arnaud Dercelles, responsable du centre de recherches et de documentation de la Fondation Le Corbusier à Paris, entame son analyse des méthodes de travail de l’architecte. “Que ce soit sur les idées, la gestion du contrat,
c’est lui qui apporte tout”, appuie-t-il. Une omniprésence qui ne l’empêche pas de s’entourer de bras droits très impliqués dans la vie de l’atelier et notamment dans la gestion des équipes à l’image d’André Wogensky. Dans les années 1920-1930, c’est son cousin, Pierre Jeanneret, qui endosse ce rôle précieux. “Cela va même au-delà du simple
bras droit, estime Arnaud Dercelles. Pierre avait une capacité à apporter des solutions techniques à des problèmes.”
RESPECT DES RITUELS
Dans ce contexte, de nombreux bâtiments
portent la signature des deux hommes. “Le Corbusier est souvent présenté comme un type un peu rude, solitaire, qui tire la couverture à lui alors qu’il n’hésite pas à co-signer les projets”. Selon le spécialiste, il n’y avait pas de sa part la volonté de laisser dans l’ombre les personnes qui méritent justement son attention. Le Corbusier a notamment fait appel à Pierre Jeanneret pour se rendre sur des chantiers en Inde. Pour autant, on ne peut pas dire qu’il lui faisait une confiance aveugle. Il gardait un contrôle sur les chantiers ce qui l’a amené à beaucoup voyager. “Il y avait toujours un moment où il avait besoin d’être sur
place pour voir si la direction qu’il avait indiquée était suivie et était la bonne”, ajoute Arnaud Dercelles. Car l’artiste avait aussi la capacité de revoir sa copie si nécessaire. Pourtant, Le Corbusier aimait que les choses
se passent toujours de manière similaire. “L’ensemble des collaborateurs avec lesquels je me suis entretenu décrivent tous le même rituel. Le matin, il n’était quasiment jamais à l’atelier, il travaillait sa peinture et l’après-midi il arrivait et passait de table en table pour voir l’avancée de chaque projet, de chaque plan”. D’ailleurs sur un ensemble de 38 000 plans répertoriés au sein de la Fondation, quasiment tous sont annotés par le Corbusier. Les créations plastiques et architecturales de l’artiste ont souvent eu tendance à se répondre “son architecture se nourrit de sa peinture, assure Arnaud Dercelles. Il avait une grande capacité à croquer les choses et un sens esthétique très poussé. Son vrai génie résidait dans sa capacité à absorber l’air du temps, capter la bonne idée. Il avait un sens aigu de ce qui allait fonctionner.” Artiste complet, il se définit sur l’une de ses cartes d’identité comme homme de Lettres. Selon Arnaud Dercelles, Le Corbusier est beaucoup passé par le langage, oral et écrit, pour théoriser son travail. Pour ce faire, il avait très souvent recours aux notes. Elles lui permettaient d’exprimer clairement ses attentes. “Il lui arrivait parfois même de rédiger des notes de services par exemple pour exprimer des petits rappels à
l’ordre sur la ponctualité”, témoigne Arnaud Dercelles. Attachés à ses collaborateurs, Le Corbusier les sélectionnait avec soin. Les candidatures étaient extrêmement nombreuses. Travailler aux côtés de l’artiste constituait même pour certains, une sorte
de profession de Foi. “Tous les collaborateurs que nous avons eu l’occasion de rencontrer témoignent avoir grandi à son contact. S’il était parfois dur et exigeant, il y avait une forme de générosité et de partage, dans le travail.”
GÉNÉREUX PATRIARCHE
Cette bienveillance n’a pas empêché les problèmes avec les collaborateurs. À une époque, ils se sont notamment plaints de ne pas être assez payés. Le Corbusier n’est pas resté insensible à cette requête. Après avoir rédigé un courrier assassin, il a tout de même revu les grilles salariales pour les aligner sur ce qui se faisait à l’époque avec des majorations en fonction des situations de famille de chaque collaborateur. “Il a mis en place une sorte de supplément familial de traitement. Lui qui a fait le sacrifice, très tôt, de décider de ne pas avoir d’enfant”, analyse Arnaud Dercelles. Les anciens collaborateurs et leurs descendants témoignent de la manière qu’il avait de faire des petits cadeaux à ses employés et même d’en aider certains en difficultés financières. “Ce personnage réputé bourru et strict était pourtant capable de petites attentions. Il va réaliser, sur un weekend une peinture murale pour égayer l’atelier”. Une manière de marquer son territoire diront certains, le fruit d’un génie intarissable pour d’autres.