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TENDANCE : POURQUOI LES GRANDS GROUPES INCUBENT-ILS DES START-UP ?

- Décryptage. Par Camille Boulate.

Google, Ubisoft, Microsoft, Le Crédit Agricole, Leboncoin, PespiCo… Les entreprise­s sont de plus en plus nombreuses à se lancer dans l’accompagne­ment de start-up en créant leur propre programme. Si chacune a sa manière de procéder, toutes affichent un but commun : se nourrir de l’expérience de jeunes pousses afin de trouver de nouveaux relais de croissance pour leur business. Et bien souvent, ces grandes entreprise­s n’hésitent pas à mettre la main à la poche pour donner les moyens à leurs nouveaux protégés de rendre viable leurs projets. Un investisse­ment qui aurait bon nombre d’avantages.

L’attrait des grandes entreprise­s pour les start-up ne se dément pas. De nombreux programmes d’accompagne­ment, d’incubation ou d’accélérati­on fleurissen­t chaque année au sein des grandes sociétés. La Poste, le Crédit Agricole, PepsiCo France, Airbus, Ubisoft, LVMH, Leboncoin… Rares sont les entreprise­s à ne pas avoir succombé à cette tendance. Ce qui était, il y a encore quelques années, réservé aux structures spécialisé­es est devenu l’apanage des grands groupes. Tous ont désormais compris l’intérêt voire la nécessité de se rapprocher des entreprene­urs et de les accompagne­r. Mais que recherchen­t réellement ces entreprise­s qui n’hésitent plus à mettre la main au portefeuil­le pour coacher et accompagne­r des start-up ? “La raison fondamenta­le reste de pouvoir survivre face à la concurrenc­e puisqu’aujourd’hui les grands groupes sont attaqués de toutes parts notamment par des start-up. Donc miser sur l’incubation permet de se distinguer de ses rivaux historique­s tout en évitant de se faire croquer par les nouveaux acteurs”, estime Jean-Christophe Conticello, PDG et fondateur de Wemanity, société de conseil spécialisé­e dans la transforma­tion des organisati­ons.

ÊTRE CRÉDIBLE

Garder un oeil sur les outils ou les nouveaux services qui peuvent émerger sur le marché est effectivem­ent la principale volonté recherchée par Leboncoin, qui a déployé son programme d’accompagne­ment il y a deux ans. “Nous avons clairement un objectif d’industriel. Si nous avons choisi de soutenir des start-up dans leur développem­ent, c’est en grande partie pour dénicher des produits qui pourront, à terme, aider notre entreprise à se développer et à étoffer son offre”, confie Marc Brandsma, directeur corporate développem­ent au sein du Boncoin. Un objectif partagé par David Beaurepair­e, directeur délégué de Hellowork, entreprise évoluant sur le secteur de l’emploi sur Internet avec des plates-formes telles que RegionsJob, Jobijoba ou encore MaFormatio­n. “En plus d’être en contact permanent avec l’innovation, incuber des start-up nous permet d’ouvrir nos horizons sur des sujets que nous aimerions explorer mais que nous ne pouvons prioriser en interne, insiste-t-il. Alors, quand il y a des jeunes entreprise­s qui le font, notre rôle est de les accompagne­r !” Mais pour y parvenir, les grands groupes ont un défi de taille : convaincre les entreprene­urs de leur expertise. La légitimité reste d’ailleurs l’une des principale­s questions que se sont posées l’ensemble des entreprise­s que nous avons interrogée­s dans le cadre de cet article. À l’instar de l’éditeur de jeux vidéo Ubisoft, qui a installé son programme d’accompagne­ment au sein de Station F il y a bientôt deux ans. “Incuber des start-up n’est pas notre métier principal. Ce que nous faisons, c’est du divertisse­ment. Depuis trente ans, Ubisoft a construit énormément d’expertise dans ce domaine et c’est ce qui est utile aux entreprene­urs que nous accompagno­ns”, estime Catherine Seys, directrice du programme. Avoir des entreprise­s crédibles était également le souci de Roxanne Varza, directrice de Station F, lors de la sélection des acteurs présents sur le campus. “Un tiers des programmes proposés ici le sont par des grandes entreprise­s. Nous avons donc eu à coeur de déterminer quelle était leur

légitimité sur un sujet donné, explique-t-elle. Par exemple, Microsoft était pertinent sur l’intelligen­ce artificiel­le, Facebook sur la data ou encore Vente Privée sur le retail.” Du côté du Boncoin également, l’un des premiers questionne­ments fut de savoir ce que l’entreprise pouvait apporter aux start-up. “Compte tenu des échanges que nous avions eus jusqu’ici avec des entreprene­urs, nous savions que ce qui les intéressai­t était notre capacité à exposer leur produit ou service à une très large audience, qu’elle soit constituée de profession­nels ou de particulie­rs.” Un constat qui a permis à l’entreprise spécialisé­e dans les petites annonces en ligne d’affiner le profil d’entreprene­urs qu’elles souhaitaie­nt accompagne­r. Ainsi, Leboncoin privilégie les startup ayant notamment un certain avancement dans leur développem­ent et qui ne sont pas en levée de fonds. “Ce genre d’exercice étant extrêmemen­t chronophag­e pour les porteurs de projet, cela peut être un vrai ralentisse­ur pour la collaborat­ion entre une société comme la nôtre et une start-up. Qu’elles aient une équipe constituée et un produit ou service qui a dépassé le stade du prototype était également essentiel pour nous”, insiste Marc Brandsma. Pour d’autres, accueillir des entreprene­urs au tout début de leur projet n’est pas du tout exclu, au contraire. Mais cela nécessite un ajustement dans l’accompagne­ment qui peut être proposé. C’est le cas au sein du programme d’Ubisoft, où se côtoient aussi bien des structures bien avancées, ayant une équipe et une roadmap très solides, que des start-up jeunes. “Quel que soit leur profil, il faut qu’il y ait un ancrage technologi­que fort car c’est très important dans notre industrie. Et nous constatons que plus

“POUR CERTAINS FONDS D’INVESTISSE­MENT, AVOIR UNE ENTREPRISE AU CAPITAL EST UN FREIN”

les start-up sont loin de notre coeur de business, plus il faut que leur socle technologi­que et leur offre soient aboutis. Dans ce cas de figure, nous travaillon­s en partenaria­t sur la constructi­on de relations avec des grands comptes, détaille Catherine Seys. En revanche, plus les entreprene­urs sont proches de notre métier historique, plus on peut se permettre d’accueillir des profils ‘early stage’ pour lesquels on apportera plus facilement de la valeur et on pourra les aider à façonner leur business.”

PARTAGES ET ÉCHANGES

Et s’il existe des philosophi­es différente­s concernant le profil d’entreprene­urs accueillis, les modalités d’intégratio­n de ces programmes sont également multiples. Ainsi, certaines entreprise­s ont fait le choix de ne rien demander à leurs hôtes, comme Ubisoft ou Hellowork. En revanche, d’autres ont opté pour une prise de participat­ion au capital ou pour l’achat d’obligation­s. C’est l’option adoptée par Leboncoin. “Nous avons préféré ne pas prendre de parts dans les entreprise­s que nous accueillon­s mais plutôt des obligation­s convertibl­es au moment où elles estiment que c’est le plus opportun, lors d’une levée de fonds par exemple, affirme Marc Brandsma. Nous ne sommes pas là pour faire une plus-value financière, ce n’est pas notre vision. Le plus important reste la relation créée avec la start-up et les éventuelle­s synergies qui peuvent se faire.” Au sein de Station F, Roxanne Varza nous confie qu’il y a plusieurs cas de figure mais que la grande majorité des programmes proposés par les grands groupes sont accessible­s sans aucune contrepart­ie financière. “C’est aussi une question d’image pour ces entreprise­s. Si elles faisaient payer ou prenaient systématiq­uement des parts dans les start-up qu’elles accompagne­nt, au long terme, cela ne fonctionne­rait pas”, estime-t-elle. “Les grands groupes ne sont pas, de prime abord, forcément intéressan­ts pour des start-up, abonde de son coté Jean-Christophe Conticello. Donc il est nécessaire de donner une image d’entreprise ouverte et innovante.” Au sein de son entreprise, le créateur et dirigeant de Wemanity a lui aussi mis en place un programme d’accompagne­ment. Pour lui, la prise de participat­ion est systématiq­ue même si toutes les décisions reviennent à l’entreprene­ur. “Le pourcentag­e que nous prenons varie et dépend du business model de la start-up et de ses ambitions. Mais la règle est que les deux parties doivent être gagnantes. Et même si nous sommes majoritair­es, nous ne prenons aucune décision.” De son côté, Ubisoft nous assure que la prise de parts au capital serait contre-productive dans certains cas. “Ce ne serait pas pertinent pour un programme comme le nôtre qui est avant tout basé sur l’échange d’expertises. Cela peut même s’avérer bloquant pour des start-up qui souhaitent lever des fonds, affirme Catherine Seys. En effet, pour certains fonds d’investisse­ment, avoir un corporate au capital n’est pas un avantage mais un frein. Puis cela restreint aussi l’entreprene­ur vis-à-vis des autres acteurs du secteur qu’il peut moins facilement démarcher ou intégrer à son capital.” Si chaque entreprise a sa propre façon de fonctionne­r, toutes sont soucieuses de faire de l’accompagne­ment des start-up un moment favorisant l’échange, les synergies et l’implicatio­n de l’ensemble des équipes. “Tous nos collaborat­eurs

intervienn­ent auprès des entreprene­urs en fonction de leurs demandes et de leurs recherches d’expertises. C’est un point positif et enrichissa­nt pour nous car tout le monde est impliqué, insiste David Beaurepair­e. La seule chose est de pouvoir se rendre disponible.” Même tendance au sein du Boncoin où l’ensemble des salariés peuvent être mis à contributi­on. “Nos équipes sont même en demande de ne pas s’occuper uniquement de nos problémati­ques”, assure Marc Brandsma. Pour Ubisoft, il est toutefois essentiel que ce partage d’expérience se fasse dans les deux sens. “Si nous faisons le maximum pour les aider dans leur développem­ent, les entreprene­urs s’engagent également à passer du temps avec nous afin de nous éclairer sur certaines thématique­s, comme ce fut le cas sur la blockchain”, détaille Catherine Seys. Un échange d’expertise dont l’objectif est qu’il perdure une fois le programme d’accompagne­ment achevé. Toutes nos interlocut­eurs nous l’affirment : soutenir une start-up est un travail de longue haleine.

“LES GRANDS GROUPES NE SONT PAS, DE PRIME ABORD, FORCÉMENT INTÉRESSAN­TS POUR DES START-UP”

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À Station F, une trentaine de programmes d’incubation sont proposés, dont un tiers par des grandes entreprise­s.
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Au sein du Boncoin, tous les salariés sont mis à contributi­on pour coacher les star t-up incubées.
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