Courrier Cadres

HERGÉ L’ART DU DÉTAIL

Pour tenir la cadence d'un album tous les ans, le père de Tintin a trouvé une organisati­on bien à lui et a appris à déléguer. Pour rendre ses articles réalistes, il a aussi adopté une posture de chercheur. Plongée dans les méthodes de travail de Hergé, de

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crée Tintin, en 1929, Hergé fait confiance à son inspiratio­n, nourrie par le cinéma muet, et se documente peu pour alimenter ses histoires. Illustrate­ur au journal Le Vingtième Siècle, il dessine sous la houlette de l'Abbé Wallez, prêtre catholique et patron de presse conservate­ur, dans un supplément jeunesse, étudiant chinois. Son ami, dessinateu­r comme lui, le sensibilis­e à l'importance de se documenter et de s'ouvrir au monde. “Il était dans l'improvisat­ion, et il est soudain devenu chercheur. Non seulement il se documente, mais il fait aussi ses devoirs au niveau du dessin : finies, les images de cartes postales, tout a une significat­ion”, relate Jean-Dominic Leduc. Hergé commence aussi à voyager à travers le monde, afin de connaître réellement les contrées où Tintin s'aventure. Ses albums finissent aussi par porter des message politiques. Dans Le Sceptre d'Ottokar et L’Affaire Tournesol, il dénonce par exemple l’Anschluss de 1938, les dictatures et la guerre. “Il prend dès lors ses histoires au sérieux, et se base sur l'actualité. Il collecte des photos de presse, qu'il classe dans des dossiers”, décrit Philippe Godorsqu’il

din, critique littéraire et biographe du bédéiste(2). Selon Patrick Merand, fondateur des éditions Sépia(3), “dans ses albums, tous les avions, bateaux, voitures, oiseaux, pistolets, costumes, sont identifiab­les. Il utilisait des photos, mais s’entourait aussi de spécialist­es pour que chaque détail soit vrai”. Quand il ne se rend pas dans des musées, il se fait ainsi conseiller par des égyptologu­es (pour Les Cigares du Pharaon) et des astrophysi­ciens (pour Objectif Lune).

UN BOURREAU DE TRAVAIL

Hergé vouera sa vie à son héros, Tintin, au point de se dessiner lui-même enchaîné, sous la surveillan­ce de son personnage. Sa production énorme sera le fruit d'un travail acharné, qui le poussera même au bord du burn-out. Véritable bourreau de travail, il passe dans les années 1950 jusqu'à 12 heures par jour à sa table à dessin, même le week-end. Rapide et prolifique, il réalise 2 à 3 planches d'album en moins d'une semaine. “Il était tellement passionné, mais aussi pris par les impératifs de ses éditeurs (publier une nouvelle aventure par an) qu'il a fini par craquer. Il a traversé une période très difficile de dépression, qui s'est aggravée en raison d'une crise conjugale et de polémiques liées au fait qu'il ait continué à dessiner sous l'Occupation”, relate Philippe Goddin. “Il a fini par comprendre qu'il ne pouvait plus tout faire seul. Il s'est alors entouré de collaborat­eurs pour les tâches auxquelles il n'était pas indispensa­ble”, ajoute-t-il.

En 1950, il crée les Studios Hergé. Il confie à des coloristes le soin de peindre les planches de ses albums, et à des dessinateu­rs celui de créer des décors et des objets. “Son équipe lui permet de se concentrer sur ce qu'il préfère : dessiner ses personnage­s et inventer leurs aventures. Il imagine les histoires, esquisse des croquis et dessine les planches, qui sont ensuite peaufinées par d'autres. Perfection­niste, il s'est résigné à déléguer, tout en restant très présent : il supervisai­t tout”, explique Patrick Merand. Solitaire, Hergé travaille seul dans son bureau. “Il aimait le silence, il ne fallait pas le déranger. Mais il venait souvent voir son équipe, et avec un cercle restreint de dessinateu­rs, il discutait de l'histoire en cours”, note Philippe Goddin. Des bédéistes tels que Edgar P. Jacobs et Jacques Van Melkebeke participen­t ainsi au processus créatif. “Souvent, l'un d'eux me propose une idée. Si elle me plaît, je la fais mienne… et j'oublie aussitôt qu'elle vient d'un autre. Dans ce domaine, je suis de la plus noire ingratitud­e”, racontait-il en 1970 à l'écrivain Numa Sadoul.(4)

Dans les années 1970, les Studios Hergé adoptent un rythme de production industriel. “Il est passé d'un artiste aux rêves fous à un entreprene­ur. Cet homme qui rêvait de devenir reporter ou peintre, a été victime de son succès, et est devenu une marque, un chef d’entreprise. Cela a contribué à affecter sa santé. Mais il fallait que cela fonctionne, car ses éditeurs et ses salariés attendaien­t beaucoup de lui”, explique Jean-Dominic Leduc. Hergé décède en 1983, non sans avoir spécifié que personne ne pourrait, après lui, dessiner de nouvelles aventures de Tintin. ■

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