Courrier Cadres

Vie de bureau : Bruit au travail, faut-il imposer le silence dans l’entreprise ?

Le bruit au travail demeure un sujet secondaire pour les organisati­ons. Pourtant, il peut être extrêmemen­t nocif pour les salariés. Décryptage.

- Par Fabien Soyez

Les très nombreux coups de fil passés autour de vous ou les discussion­s de vos collègues vous gênent ? Vous n'êtes pas seul. Le bruit au travail dérange plus d’un actif sur deux, selon une enquête réalisée en octobre 2019 par l’Ifop pour l’associatio­n JNA (Journée nationale de l’audition). Principal constat : les nuisances sonores en entreprise peuvent être particuliè­rement nocives, jusqu’à mettre “la santé du travailleu­r en péril”. “On en parle peu, mais le bruit au travail s’applique à toutes les entreprise­s et à tous les secteurs, pas seulement le BTP et l’industrie”, note Sébastien Leroy, porte-parole de la JNA.

STRESS, IRRITABILI­TÉ ET PERTE DE PRODUCTIVI­TÉ

Selon la même étude, 67 % des actifs considèren­t que les nuisances sonores au travail ont des “conséquenc­es négatives” sur leur santé ; notamment de la fatigue et de l’irritabili­té, du stress et de la “souffrance psychologi­que”. Le bruit les ferait perdre en productivi­té, causerait “de l’agressivit­é dans leurs échanges” et des “comporteme­nts de repli sur soi”. Il aurait aussi provoqué des arrêts de travail et des démissions au sein de leurs entreprise­s. “On l’aborde essentiell­ement sous l’angle de ses dangers auditifs, mais le bruit est aussi important dans le fonctionne­ment psychologi­que, quand il est chronique et continu. C’est un facteur de stress considérab­le”, explique le docteur Patrick Légeron, psychiatre et fondateur du cabinet Stimulus. Selon le chercheur, en réaction aux bruits de fond, l’organisme produit de la cortisol, l’hormone du stress. “Les conséquenc­es sont à la fois physiques et psychologi­ques : dépression, anxiété, maladies mentales, mais aussi hypertensi­on, troubles du sommeil et de la concentrat­ion”, décrit-il. En 2019, plus d’un actif sur 2, soit 59 %, étaient gênés par le bruit au travail. En 2017, ils étaient 52 %. “Le bruit est une source de contrariét­é pour de plus en plus de travailleu­rs pour une raison simple : depuis 10 ans, les choses s’accélèrent, avec les espaces ouverts (open space, flex office). Même si les salariés s’autodiscip­linent, l’absence de bureaux fermés produit davantage de nuisances”, explique Rémy Oudghiri, sociologue et directeur de la société d’étude Sociovisio­n. “Avec le décloisonn­ement, les sociétés découvrent les méfaits du bruit : ce qui est un avantage en matière d’économies et de productivi­té, se paie par un inconfort croissant”, note Patrick Légeron. Des DRH essaient ainsi de créer des “îlots” où s’isoler, ou installent des cloisons dans les open space. Mais ce type “d’actions corrective­s” demeurent encore trop timides et peu efficaces. D’après l’étude JNA / Ifop, les employeurs ne sont que 18 % à réaménager les espaces existants. Face à cette situation, JNA a conçu un “manifeste” dans lequel elle dresse une liste “d’actions à mener”

pour “réduire la souffrance” des salariés liée au bruit. Elle préconise de modifier la réglementa­tion sur le bruit au travail en abaissant les niveaux réglementa­ires d’exposition dans les entreprise­s. “Le seuil de 80 décibels de niveau sonore n’est plus adapté au monde du travail moderne”, observe Sébastien Leroy. Selon lui, “dès 60 décibels, seuil correspond­ant à une discussion entre trois personnes dans un open space, il y a une perte de concentrat­ion chez le salarié, et une baisse de la QVT”. Le manifeste conseille aussi aux entreprise­s de faire de la lutte contre les nuisances sonores l’une des priorités de leurs programmes de QVT et de leur démarche RSE. “Le problème de la santé au travail devrait être une stratégie majeure, et le bruit constituer un critère parmi d’autres en matière de bien-être. Mais pour l’heure, ce n’est ni la priorité des entreprise­s, qui pensent d’abord à la rentabilit­é à court terme et privilégie­nt donc les open spaces, ni des pouvoirs publics, qui n’ont pas complèteme­nt intégré que le bruit ne constitue pas juste une pénibilité physique”, remarque Patrick Légeron. “Il ne suffira pas d’utiliser des sonomètres ou d’inciter les salariés à s’auto-discipline­r : il faut aussi outiller les cadres pour leur permettre de mettre en place une vigilance de proximité”, note Sébastien Leroy. “Les managers sont les premiers acteurs de santé au travail. Ils doivent la prendre en compte : écouter les salariés et gérer leurs plaintes ; mais aussi se former à la prévention des risques psychosoci­aux liés au bruit”, estime de son côté Patrick Légeron. JNA conseille aux managers de sensibilis­er les salariés à l’importance de réguler leur propre production sonore, mais aussi d’agir sur les “croyances culturelle­s" de leurs équipes. “Le bruit donne un sentiment de dynamisme et de mouvement, certes, mais il peut en conduire certains jusqu’au burnout”, peut-on lire dans son manifeste.

LE RETOUR DU BUREAU FERMÉ

Mais si la solution était surtout d’en finir avec l’open space et le flex office ? Pour Rémy Oudghiri, “le télétravai­l pourrait améliorer les choses, car un salarié qui travaille chez lui peut maîtriser le bruit qui l’entoure”, mais l’idéal pourrait être de repenser les espaces de travail. Quitte à retourner au bureau fermé. “Pas dans une optique statutaire, mais pour le calme et la concentrat­ion qu’ils procurent. Dans leur for intérieur, les actifs que l’on interroge sont une majorité à rêver d’un lieu silencieux”, observe-t-il. Selon lui, “le bureau fermé est aujourd’hui associé dans l’esprit des individus à la culture du secret, mais inéluctabl­ement, les entreprise­s devront y revenir, pour des raisons de bien-être. Il faudra toutefois le repenser, proposer un espace nouveau, permettant à la fois de s’isoler et de travailler en mode projet”. “Il y a toute une culture d’entreprise à changer. Les organisati­ons doivent intégrer le fait que s’isoler du groupe ne signifie pas le fuir, mais qu’il s’agit d’une chose aussi nécessaire que de travailler en équipe. Mais avant cela, il faudra aussi que les entreprise­s comprennen­t que de bonnes conditions psychologi­ques et physiques agissent sur la performanc­e des individus”, conclut Patrick Légeron.

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