Dans la peau de Frédéric Dard : Stakhanoviste de l’écriture
Frédéric Dard est à la fois l’un des plus célèbres romanciers français de la seconde moitié du XXe siècle, et l’un des plus prolifiques. Comment expliquer une telle productivité ? Derrière cette oeuvre démesurée, se cache avant tout une méthode bien rodée
Célèbre pour sa série policière des San Antonio, Frédéric Dard a écrit 288 romans, 20 pièces de théâtre et 16 adaptations pour le cinéma. Tout cela, entre 1940 et 2000. Soit, en moyenne, 5 romans par an, pour 220 millions de livres vendus. “Son secret ? Il se fixait une tâche quotidienne à accomplir : écrire. Tous les jours, sans exception. Cancre à l’école, c’est une méthode qu’il a suivie dès son premier roman, à 17 ans”, raconte François Rivière, romancier et critique littéraire.(1) Tout au long de sa carrière, Frédéric Dard a produit entre 4 et 8 pages par jour. Un véritable stakhanoviste de la plume. “Je suis un écrivain désorganisé, mais avec une routine de travail très stricte. J’ai remarqué qu’il y avait des heures plus productives que d’autres. C’est le matin, vers 7h, que je me mets à ma machine, et j’y reste jusqu’à midi. J’écris vite, sans me relire. De l’écriture sans filet”, expliquait-il en 1969.(2)
L’ÉTHIQUE DE L’ÉCRIVAIN TRAVAILLEUR
À partir de 1949, Frédéric Dard connaît le succès avec la série des San Antonio, des romans policiers truculents, bourrés de calembours. “Il se professionnalise et aborde alors la création sous une conception productiviste, assimilant le talent littéraire à une force de travail, l’écriture à un fonds à faire fructifier”, note Dominique Jeannerod, enseignant en études françaises à la Queen's University de Belfast(3). Finalement, ses romans s’imposent par le nombre, bien qu’il “refuse d’être perçu comme un marchand de prose”.
Pour Frédéric Dard, l’écriture à jet continu est à la fois un gagne-pain et une drogue : “s’il écrivait tous les jours, c’est aussi parce que c’était un besoin viscéral chez lui”, remarque François Rivière. Selon Joséphine Dard(4), “noircir le papier” était pour son père un acte cathartique. “Il travaillait à flux tendu pour honorer les commandes de ses éditeurs, mais aussi car s’il ne s’installait pas devant son IBM à boule, il était de très mauvaise humeur. Si bien qu’il l’emmenait partout, même en vacances”, nous explique-t-elle. En outre, relate Dominique Jeannerod, Frédéric Dard, qui rêvait du Goncourt depuis l’adolescence, était aussi très prolifique “dans l’idée de se perfectionner” au fil de ses oeuvres, suivant “l’éthique de l’écrivain travailleur” imaginée par son ami Georges Simenon, le père de Maigret.
Après chaque manuscrit terminé, Frédéric Dard entame un nouveau livre - sous le pseudonyme San Antonio, ou sous son vrai nom. “Le seul creux que j’ai connu a duré quelques semaines. C’était à l’époque où je n’arrivais pas à quitter ma première femme. J’ai décidé de plaquer San Antonio. Mais ça s’est arrangé et je suis retourné au charbon”, racontait-il en 1993 à la revue Lire. L’épisode en question s’est déroulé en 1965 : un soir, l’écrivain a tenté de se pendre. “Enchaîné à cette série inter
minable qu'était San-Antonio, il était accablé de travail. Après 20 ans d’écriture intense, il était à bout de forces”, note Dominique Jeannerod. Même s’il continue à produire quantité de romans après ce “burn out”, il réduit alors la voilure : “Au début, j’écrivais jusqu’à 8 romans par an, et puis j’ai décéléré jusqu’à 4. Je me suis dit ‘ça ne rime à rien, je dois écrire mes romans plus calmement’”.
Le romancier met alors un point d’honneur à passer du temps avec sa famille. L’après-midi, il part skier avec sa seconde femme, dans les montagnes suisses, où il s’est retiré après une vie parisienne éreintante. “Le matin, il m’emmenait à l’école, et vers 16 heures, il revenait me chercher. Il était toujours avec nous, disponible”, raconte Joséphine Dard. Selon elle, “sa façon de gérer son temps est inspirante : plutôt que d’écrire un livre en une seule fois, mieux vaut étalonner son travail. C’est en étant régulier que l’on peut bâtir facilement quelque chose de grand”. En proie à la tentation de procrastiner, le romancier avouera avoir besoin, parfois, de se forcer à écrire, d’où le rituel implacable qu’il suivait tous les matins. Mais écrire est avant tout pour lui un plaisir : “Pour écrire une histoire, il faut que je sois enthousiaste. Sinon, ce n’est pas la peine de poursuivre”. Quand il se lance dans un livre, il laisse son imagination vagabonder, sans préparation. “Pour moi, l’amour est indissociable de l’acte d’écrire. Je regarde une page blanche, et je me raconte une histoire, j’essaie de m’amuser. Je ne prépare rien, sinon je suis fichu. J’ai besoin de me surprendre. De me laisser aller à une sorte d’écriture automatique”, expliquait-il.(5)
DU TEMPS POUR LA FAMILLE
La production de Frédéric Dard sera, tout au long de sa carrière, partagée entre des oeuvres personnelles et “littéraires”, et l’écriture plus “mercenaire” de romans populaires. Sa façon d’écrire varie en fonction de sa signature : “j’ai deux visages, Dard et San Antonio. Pour le premier, mes actions sont pensées, construites. Pour le deuxième, c’est le délire, je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais raconter. Il ne faut pas que j’aie un canevas, car je serais incapable de le suivre”. Écrivain provincial, sans grand bagage littéraire à ses débuts, Frédéric Dard a laissé derrière lui une oeuvre colossale. “Il est l’archétype de l’entrepreneur individuel, qui par son travail a réussi à s’élever. La morale, c’est que l’on peut s’élever par la persévérance. Son bras atrophié ne l’a jamais ralenti, même s’il écrivait avec une seule main !”, lance Dominique Jeannerod. La clé de son succès ? Sa productivité. “C’est ce qui lui a permis de se distinguer des centaines d’autres auteurs de polar qui l’entouraient. Mais il se démarquait aussi par son talent et sa force d’écriture”, conclut-il.
(1) Frédéric Dard ou la vie privée de San Antonio, Pocket, 2010. (2) Lectures pour tous, 1969. (3) Frédéric Dard, romancier noir, Presses de L'Université de Savoie-Mont-Blanc, 2020. (4) Frédéric Dard, mon père San-Antonio, Michel Lafon, 2010. (5) Mystère Magazine, juin 1973.