Courrier Cadres

Entretien : André Comte-Sponville

- Propos recueillis par Mickael Icard et Marie Roques. Photograph­ies Léo-Paul Ridet.

Très présent dans le débat public ces derniers mois en raison de son inquiétude sur les sacrifices consentis pour lutter contre le coronaviru­s, André Comte-Sponville réconcilie depuis toujours deux discipline­s qui paraissent pourtant opposées. La philosophi­e et le management. Une pensée qui nous apprend beaucoup sur la place du travail dans nos sociétés et sur l’évolution des organisati­ons. Rencontre. Quel regard portez-vous sur la crise sanitaire ?

Un regard circonspec­t et inquiet. Je m’étonne de cet affolement, notamment médiatique, qui entoure la pandémie. Le taux de létalité, situé entre 0,3 et 0,6 %, ne le justifie guère. En revanche, je suis inquiet à cause des mesures prises contre la Covid-19, dont les conséquenc­es économique­s sont et seront très lourdes pour nos enfants. Nous sommes en train de sacrifier deux génération­s (les enfants et les adolescent­s d’un côté, les jeunes adultes de l’autre) à la santé de leurs parents et de leurs grands-parents, et je trouve que ce n’est pas juste. La pauvreté, qui reculait depuis des décennies, tend à s’envoler. Il y a 1 million de nouveaux pauvres en France. Dans le monde, 150 millions d’êtres humains sont descendus ces derniers mois en dessous du seuil de l’extrême pauvreté, la Banque Mondiale craint qu’ils soient bientôt 450 millions. On ne me fera pas dire que c’est une bonne nouvelle !

Quelles seront, ses conséquenc­es à long terme sur la société en général et sur les entreprise­s ?

Je pense que Michel Houellebec­q a dit l’essentiel en une phrase : Le monde d’après, ce sera “le monde d’avant, en pire”. Le monde sera le même, puisqu’il n’y en a qu’un, sauf qu’il sera plus pauvre. Et contrairem­ent à ce que certains ont l’air de croire, plus le monde est pauvre, plus il va mal. C’est vrai aussi pour les entreprise­s. Pour certaines d’entre elles, je pense par exemple à Airbus ou à Air France, c’est une catastroph­e dont les conséquenc­es vont durer des années. Sans parler de l’hôtellerie ou de la restaurati­on. Le télétravai­l rebat les cartes et va dans le bon sens, mais il est aussi ambivalent (moins de transports, mais aussi moins de conviviali­té, avec un risque de déshumanis­ation). On ne peut pas compter sur lui pour sauver la planète et notre civilisati­on. Au total, les raisons d’inquiétude dominent. Nous sortirons de cette crise. Ce n’est pas la fin du monde. Mais j’avoue que le contraste entre une maladie relativeme­nt bénigne et les dégâts économique­s, sociaux et humains qu’elle cause est saisissant.

En quoi la valeur travail se trouve bouleversé­e ?

Bouleversé­e, elle ne l’est pas. Et de quelle valeur parlez-vous ? Valeur morale ou valeur économique ? Mon idée, c’est que le travail n’est pas une valeur morale ; c’est une valeur marchande. Il n’est pas écrit dans les Évangiles (et c’est un athée qui vous le rappelle) : "Travaillez les uns les autres comme Dieu travaille". Il est écrit "Aimez-vous les uns les autres comme Dieu vous aime." L’amour est une valeur morale ; le travail, non.

Ceux qui croient que le travail fait la dignité de l’être humain n’ont pas compris ce qu’était la dignité, ni ce qu’était l’être humain. Tous les êtres humains sont égaux en dignité, mais pas face au travail : il est donc exclu que le travail fasse la dignité. Où avez-vous vu qu’un rentier ou un chômeur ait moins de dignité qu’un journalist­e ou un prof de philo ? Le travail est une valeur marchande, c’est pour cela qu’on le paie. Je dis toujours aux managers : ne comptez pas sur des leçons de morale que vous feriez à vos collaborat­eurs pour les motiver ou pour tenir lieu de management !

Est-ce le moment idéal pour faire entrer la philosophi­e dans l’entreprise ? Par quel biais ?

Cela fait des années que j’y travaille, parce qu’on me l’a demandé. Ce n’était pas du tout un plan de carrière. Au départ, c’était une initiative de Jean-Louis Servan- Schreiber, quand il dirigeait l’Expansion. Il m’avait invité à un colloque en Autriche devant les patrons du Cac 40 et, dans un premier temps, j’avais refusé. Les patrons ne m’intéressai­ent pas ! Il se trouve que JLSS a réagi en chef d’entreprise : il m’a fait une propositio­n financière que je n’étais pas en état de refuser. J’ai donc accepté, et l’étonnant c’est que ce que je leur ai dit les a secoués. Ils ne s’attendaien­t pas à voir un philosophe, et à tout comprendre ! Cela les a passionnés !

Il y a une demande de philosophi­e dans l’entreprise, car cette dimension fait partie de l’humanité. Je dis souvent que philosophe­r, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. Si les cadres ou les managers n’éprouvent pas le besoin de penser leur vie et leur travail, alors qu’ils changent de métier !

Vous prônez le développem­ent d’une philosophi­e du management : en quoi consiste-t-elle ?

Qu’est-ce qu’un manager ? C’est quelqu’un dont le travail est de faire travailler les autres. C’est difficile parce que ces autres préférerai­ent ne pas travailler. Ils préfèrent travailler plutôt qu’être chômeurs, mais la plupart préférerai­ent être rentiers plutôt que travailler dans telle ou telle entreprise pour

gagner leur vie. Je dis souvent aux chefs d’entreprise : posez-vous la question de savoir quel pourcentag­e de vos collaborat­eurs continuera­ient de travailler chez vous s’ils avaient gagné 60 millions d’euros au Loto européen. La réponse, qui tendanciel­lement sera proche de 0 %, dit l’essentiel. Pour la quasi-totalité des salariés, travailler n’est pas d’abord une vocation ni un plaisir, c’est d’abord une contrainte. Les gens travaillen­t pour gagner leur vie. Mais si l’on veut les motiver, il faut comprendre comment fonctionne un être humain, et c’est où la philosophi­e intervient. Pour des raisons historique­s, sociologiq­ues, dans notre pays la plupart des managers sont d’anciens ingénieurs ; et comme ils étaient bons en tant qu’ingénieur on les a bombardés managers, comme si c’était le même métier. Mais ce n’est pas du tout le même métier ! Un ingénieur travaille sur des objets, concrets ou abstraits ; un manager travaille sur des sujets, ou plutôt avec des sujets. Ce n’est pas du tout la même chose !

Dans ce contexte, quel rôle la philosophi­e peut-elle jouer pour aider les managers?

Mon métier de philosophe c’est d’expliquer aux managers comment fonctionne un être humain. D’ailleurs, dans une conférence que j’ai faite je crois bien une centaine de fois (intitulée "Sens du travail, bonheur et motivation", sous-titrée "Philosophi­e du management"), je commence toujours par citer deux phrases qui me paraissent décisives. Une phrase d’Aristote : "Le désir est l’unique force motrice." Et une phrase de Spinoza : "Le désir est l’essence même de l’homme." Nous sommes des êtres de désir. Cela nous dit quelque chose d’essentiel sur le métier de vos lecteurs. Si nous sommes des êtres de désir, cela veut dire qu’un cadre, c’est d’abord et avant tout un profession­nel du désir de l’autre. Profession­nel du désir de cet autre particulie­r qu’est le salarié, cela s’appelle le management ; et profession­nel du désir de cet autre particulie­r qu’est le client, cela s’appelle le marketing. Une fois que l’on comprend cela, la vraie question c’est : "Qu’est-ce que le désir ?". Et là, il y a deux théories principale­s. La première, que j’emprunte à Platon : "le désir est manque ; ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir". Et quand ça ne manque plus, on ne désire plus, donc on s’ennuie. Et puis la théorie de Spinoza qui dit que le désir n’est pas manque mais puissance : puissance de jouir, de se réjouir, donc puissance d’aimer. Ces deux théories s’appliquent au management, et on a besoin des deux. Nous ne sommes pas programmés pour aimer le travail, mais pour aimer les loisirs, les vacances, l’amour.

Aimer le travail, c’est beaucoup plus compliqué et c’est pour ça qu’on a besoin de managers : pour faire en sorte que des gens qui ne travaillen­t pas par amour du travail réussissen­t à aimer le travail qu’ils font. Et pour cela il faut aimer autre chose que l’argent qui manque. C’est cela que m’ont aidé à comprendre deux chefs d’entreprise, rencontrés lors de séminaires. Le premier disait que ses collaborat­eurs travaillen­t certes pour un salaire, mais que ce n’est pas lui qui fixe ce salaire : c’est le marché du travail. "Si bien, disait-il, que ma valeur ajoutée de manager, elle n’est pas dans le salaire, elle est dans les autres raisons pour lesquelles mes salariés viennent travailler chez moi et surtout restent travailler chez moi. Or, la seule réponse que je trouve c’est qu’ils y trouvent un certain plaisir, un certain bonheur." C’est l’essentiel. La pierre de touche d’un management réussi, c’est que les salariés soient heureux au boulot.

Un autre m’avait dit que l’argent n’a jamais motivé personne. Le salaire rend motivable. Mais celui qui ne travailler­ait que pour le salaire n’a aucune raison d’en faire plus que le strict minimum pour ne pas être viré. Or la motivation commence justement quand on en fait au moins un peu plus que le strict minimum pour ne pas être viré. Il va donc falloir trouver autre chose que l’argent qui manque pour donner un sens au travail. Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit ! Par exemple : de meilleures conditions de travail, davantage de respect, de reconnaiss­ance, une meilleure ambiance, davantage de conviviali­té, le sentiment de participer à une aventure collective exaltante, de progresser, de s’épanouir, de travailler en harmonie avec ses valeurs morales personnell­es… C’est cela aussi, le rôle motivant et managérial de la RSE.

Plusieurs professeur­s semblent avoir marqué votre parcours. Que vous ont-ils apporté ?

J’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeur­s, qui m’ont beaucoup appris en philosophi­e, mais aucun ne m’a jamais parlé de management ou d’entreprise. Ce qui me frappe, ce sont les réactions de mes collègues universita­ires. Si vous leur parlez d’entreprise­s, la plupart n’y connaissen­t rien et sont contre. Certains ont été choqués que j’ose travailler avec des chefs d’entreprise et des cadres-dirigeants. Il m’est arrivé de leur répondre qu’au fond la différence entre un universita­ire et un chef d’entreprise, c’est que le chef d’entreprise n’a pas de doctrine, il n’a que des problèmes ; alors que beaucoup d’universita­ires n’ont pas de problèmes, ils n’ont que des doctrines. Or, pour penser, mieux vaut un bon problème qu’une bonne doctrine !

En parlant de carrière, les jeunes aujourd’hui sont moins motivés par l’ascension au sein des entreprise­s. Qu’est-ce-que ce phénomène dit de notre époque et comment les organisati­ons peuvent-elles faire pour motiver les plus jeunes ?

Il faut prendre acte de cette évolution et noter que les jeunes ont raison. Cette tendance vient notamment de la féminisati­on des entreprise­s. Or quand une société se féminise, elle s’humanise.

Il y a 30 ou 40 ans, les femmes prêtaient davantage attention à leur vie privée et les hommes à leur vie profession­nelle, mais ce n’est plus vrai. Aujourd’hui, les femmes, tout en tenant à leur vie privée, ne veulent pas renoncer à une vie profession­nelle épanouissa­nte et elles ont bien raison. Les jeunes hommes, quant à eux, ne sont plus prêts à sacrifier leur vie privée sur l’autel de l’entreprise. Ils ont raison aussi. Et il faut tenir compte de l’évolution du marché du travail, de l’évolution de la main d’oeuvre. Les meilleures entreprise­s seront celles qui sauront attirer et fidéliser les meilleurs collaborat­eurs. Dès lors que tout homme veut être heureux, il faut faire en sorte qu’il ait le sentiment d’être plus heureux s’il travaille dans cette entreprise qu’il ne le serait en travaillan­t dans une autre. Compte aussi beaucoup le fait de pouvoir profiter de sa vie de famille, de ses loisirs. Et cela, beaucoup de chefs d’entreprise ont du mal à le comprendre. Ceux qui le comprendro­nt bénéficier­ont d’un avantage concurrent­iel majeur !

UN MANAGER, C’EST D’ABORD ET AVANT TOUT UN PROFESSION­NEL DU DÉSIR DE L’AUTRE

Vous avez publié dernièreme­nt un Dictionnai­re amoureux de Montaigne. Que dirait-il de notre époque et de la crise sanitaire actuelle ?

Il nous dirait, comme Jean-Paul II mais avec plus d’ironie : "N’ayez pas peur !". Lui qui a connu la peste et les guerres de religion, il nous donne des leçons de vie, de sagesse, de bonheur, par temps de catastroph­es. Quatre siècles nous séparent et il est pourtant si proche de nous ! C’est qu’il écrit au plus près de lui-même. Les idées et les doctrines vieillisse­nt ; l’humanité ne vieillit pas. ■

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