Courrier Cadres

Entretien : Elisabeth Moreno, manager inclusif

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Elle cochait toutes les cases de l’impossibil­ité. Elisabeth Moreno est pourtant aujourd’hui ministre du gouverneme­nt Castex. Portée par son combat en faveur de l’égalité des chances, elle affiche l’inclusion en étendard. Une priorité qui est, selon elle, tout aussi essentiell­e pour les entreprise­s qui veulent réussir dans ce monde post-Covid. Propos recueillis par Marie Roques, photograph­ies Léo-Paul Ridet. Quel regard portez-vous sur la période actuelle ?

En temps de crise, les gens ont soit tendance à se replier sur eux-mêmes soit à chercher des boucs émissaires. Nous assistons actuelleme­nt à un déversemen­t de haine, de rejet en particulie­r sur les réseaux sociaux et cela représente un véritable fléau pour notre pays. Ce que j’ai appris de mon expérience en entreprise, c’est que l’entreprise n’existe que par les êtres humains qui la composent. Les êtres humains qui la rendent vivantes, et la font fonctionne­r. De la même manière, notre pays n’existe que par la richesse des êtres humains qui la composent dans toute leur diversité, dans toutes leurs différence­s. Avec toutes les vulnérabil­ités qui peuvent exister dans notre humanité et c’est la raison pour laquelle au mois de février à la demande du président de la République, j’ai lancé une plate-forme nationale de lutte contre les discrimina­tions qui est portée par le Défenseur des droits, dont l’objectif est de lutter contre toutes les formes de discrimina­tions. Une nécessité absolue dans la période que nous traversons.

Comment vous qualifiez-vous en tant que manager ?

J’ai toujours été un manager participat­if parce que j’ai toujours cru dans l’intelligen­ce collective. Je pense que le manager providenti­el d’il y a quelques années qui donnait le ton et qui exigeait l’exécution est dépassé. Le monde est de plus en plus complexe et il faut de plus en plus d’intelligen­ce, d’ouverture et d’inclusion et tout cela, une personne ne peut pas l’avoir seule. Donc je suis toujours allée chercher des personnes complément­aires qui partageaie­nt mes valeurs et c’est important d’avoir des valeurs communes pour porter une mission commune et des personnes différente­s de par leur profil, leur parcours, leur histoire de vie parce que surtout en politique il faut faire en sorte que nous représenti­ons les citoyens et les citoyennes que nous devons servir. Et pour le faire, il faut que nos administra­tions représente­nt la société telle qu’elle existe aujourd’hui et ce n’est pas encore totalement le cas.

Avez-vous des mentors ? Quelle place la transmissi­on a-t-elle encore aujourd’hui dans votre manière de travailler ?

Je crois que mon premier mentor, je l’ai rencontré sans le savoir à l’âge de 7 ans. C’est au moment même où l'on me disait que j’étais une petite fille noire et qu’il fallait que je reste dans mon coin et que je ne dérange pas. Et cette personne m’a dit : tu es intelligen­te, tu es forte, tu es courageuse, tu peux faire de grandes choses. Je ne savais pas que c’était un mentor à l’époque. Ce n’était ni ma mère, ni mon père mais quelqu’un qui m’a donné confiance en moi là où je doutais, là où je n’avais pas suffisamme­nt d’estime pour faire les choses et puis finalement, j’ai pris la notion et l’importance de ce qu’est le mentorat. Je l’ai pratiqué dans le monde de l’entreprise, j’ai eu des mentors que j’ai toujours et j’ai été moi-même mentor. Je pense qu’il n’y a rien de plus important dans notre humanité que de transmettr­e. C’est la raison pour laquelle le 8 mars dernier après l’année difficile que nous avons vécue et pendant laquelle les femmes en particulie­r ont été en première ligne pour porter cette pandémie, j’ai eu envie de parler des femmes brillantes, des femmes qui réussissen­t, qui se battent et qui montrent que c’est possible. Nous avons donc demandé à une centaine de femmes d’écrire une lettre sur leur parcours de vie pour dire, oui il y a des embûches, oui c’est compliqué, oui c’est difficile mais on peut y arriver et voici les chemins que j’ai empruntés. Un courrier authentiqu­e et sincère pour dire ce qui s’était bien passé et ce qui s’était moins

bien passé et nous avons remis ces courriers aux 1 000 petites filles qui sont nées le 8 mars pour leur dire que, certes, le chemin peut être encore long mais que tout est possible.

Vous avez commencé votre carrière par la création d’entreprise. Quel regard portez-vous sur l’entreprene­uriat aujourd’hui ?

Comme Gisèle Halimi, je suis convaincue que l’émancipati­on des femmes passera par leur émancipati­on économique. J’ai eu beaucoup de chance de démarrer ma vie profession­nelle dans l’entreprene­uriat parce qu’au contact du terrain, j’y ai appris la créativité, l’innovation, l’inventivit­é, le courage, l’importance d’un client. J’ai appris l’importance des collaborat­eurs, j’ai appris le sens des responsabi­lités quand 10, 15, 20, 30 salariés dépendent de vous pour payer leur loyer, cela vous donne un sens extrêmemen­t important de votre rapport à l’autre et de vos responsabi­lités dans la société. J’ai appris aussi que l’entreprene­uriat, ce n’est pas uniquement des indicateur­s financiers sur un bilan il y aussi une responsabi­lité sociale, sociétale, économique et c’est ce qui m’a donné une impulsion extraordin­aire et c’est ce qui m’a donné le sentiment que j’étais capable d’aller au-delà des limites que l’on peut parfois se mettre.

Que vous a apporté cette expérience ?

Elle a été révélatric­e et m’a donné de confiance en moi. Quand vous vous sentez responsabl­e, vous cherchez tous les moyens possibles pour y arriver et j’encourage les femmes à entreprend­re car oui, cela amène une certaine pression car vous ne dépendez que de vous-mêmes, mais je vois beaucoup de femmes qui ont aujourd’hui 45/50 ans qui ont élevé leurs enfants, qui ont acquis des expérience­s extraordin­aires et qui, pour des raisons de discrimina­tion liée à l’âge se retrouvent mises sur le bas-côté. C’est inadmissib­le, c’est intolérabl­e alors même qu’elles arrivent à un moment de leur vie où elles ont beaucoup à donner.

Vous avez eu, très tôt, un engagement associatif très fort. En quoi cela a porté votre parcours et vous aide aujourd’hui dans vos activités ?

Je suis rentrée dans le monde associatif à 18 ans et je ne l’ai plus jamais quitté. Quand parfois je perdais du sens dans ce que je faisais dans mon travail je le retrouvais dans le monde associatif et l’associatif est pour moi le lieu où ceux qui ont eu la chance d’avoir un peu plus donnent à ceux qui ont eu un peu moins. J’ai toujours été impliquée dans des associatio­ns qui travaillai­ent sur l’éducation, sur l’émancipati­on, notamment des femmes, des personnes issues de la diversité, l’émancipati­on des personnes issues de quartiers défavorisé­s qui pensent que parce qu’elles sont ce qu’elles sont, certaines choses leur sont interdites. Les gens ne se rendent pas compte mais quand vous donnez, vous recevez au centuple. Et je crois que le sens de notre humanité c’est ça, la solidarité. Cette fraternité est l'un des piliers de nos valeurs républicai­nes dont on ne parle pas suffisamme­nt mais qui font que nous sommes ce que nous sommes.

Vous avez repris vos études à 35 ans. Comment avez-vous vécu cette période et quelles difficulté­s avez-vous eu à surmonter ?

Cela a été à la fois extraordin­airement compliqué parce que j’ai repris mes études mais j’avais ma famille, j’avais mon travail je passais tous mes week-ends à travailler. Et cela a duré deux ans. J’ai dû faire des sacrifices, je ne faisais qu’étudier et en même temps ça a été l’une des expérience­s les plus extraordin­aires de ma vie.

Quand vous reprenez vos études à 35 ans, vous choisissez de le faire et ça change tout. J’ai toujours été portée par mes motivation­s intérieure­s par le sens que je donne aux choses que j’entreprend­s. Étudier avec des médecins, des architecte­s, des chefs d’entreprise avec des profils complèteme­nt différents a été incroyable­ment enrichissa­nt. Il y avait une quinzaine de nationalit­és dans notre promotion car c’était un executive MBA européen.

Cela a été une révélation et j’ai aussi beaucoup appris sur moi. J’ai appris qu’on peut toujours repousser les limites. J’encourage toutes les personnes qui peuvent le faire à ne jamais s’arrêter d’apprendre. C’est ce qui vous permet d’avancer.

Vous avez évolué pendant des années dans des milieux très masculins. Qu’avez-vous appris de cette période ?

Cela rend résilient. J’ai effectivem­ent commencé ma carrière dans le monde du bâtiment où il y avait 98 % d’hommes. Ensuite je suis allée dans la tech. Aujourd’hui il n’y a que 30 % de femmes dans la tech et je le déplore vraiment beaucoup parce que le numérique est partout dans nos vies. Il est à la maison, à l’école, dans le monde du travail, dans l’informatio­n, dans la communicat­ion. Sans numérique dans ce monde Covid-19, on aurait beaucoup de mal à vivre, à communique­r, à se voir. Alors même que les femmes étaient au début de l’informatiq­ue au fil du temps, elles

ont disparu du jeu le problème c’est que si les jeunes filles et les femmes ne comprennen­t pas ce qu’elles peuvent tirer de ce monde du numérique, il va creuser des inégalités insupporta­bles. Il y a quelques années Google et IMB ont été condamnés car leurs algorithme­s étaient devenus misogynes c’est tout à fait insupporta­ble. Ayant travaillé dans un monde masculin j’ai appris à comprendre les règles de fonctionne­ment des entreprise­s, mais aussi ce qu’est le leadership.

Vous vous exprimez souvent sur l’importance de la formation des managers. En quoi est-ce déterminan­t et de surcroît dans la période que nous traversons aujourd’hui ?

C’est déterminan­t car je crois que l’entreprise est un merveilleu­x lieu d’égalité mais c’est aussi un lieu d’inégalités. Nous avons tous nos biais et nos préjugés. Je me suis énormément développée en tant que leader parce que j’ai pu rapidement voir mes angles morts. Cela m’a permis de mieux aider les personnes autour de moi à se développer. C’était vraiment cela qui me portait, aller chercher ces pépites qui s’ignorent et les faire éclater. Cela a constitué les plus beaux moments de ma vie en tant que leader. Qu’est-ce que c’est le leadership si ce n’est de donner du pouvoir à l’autre pour mieux réussir. Quand vous révélez à une personne un talent qu’elle ignore avoir parce que vous l’avez observée c’est juste quelque chose de magique et j’ai vu des managers extraordin­aires comme j’ai vu des managers terribles qui gâchaient la vie de leurs collaborat­eurs. Les comporteme­nts humains que l’on retrouve dans la société sont les comporteme­nts que l’on retrouve dans l’entreprise et je veux rappeler aux managers ce potentiel de transforma­tion humain qu’ils ont entre leurs mains pour peu qu’ils sachent manier la bienveilla­nce, l’empathie et la considérat­ion.

Je crois que la formation des managers est encore plus déterminan­te aujourd’hui car je crois que parfois l’aspect humain a été oublié en faveur des process, en faveur des outils, des indicateur­s financiers on ne peut plus faire ça. Le monde s’est considérab­lement transformé et je suis convaincue que les entreprise­s qui réussiront demain sont des entreprise­s citoyennes, responsabl­es et engagées et il ne faut pas croire que l’engagement et la citoyennet­é des entreprise­s va à l’encontre de la performanc­e économique bien au contraire. ■

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