L’IMPACT SUR LES MODES DE MANAGEMENT
Si l’essor du télétravail est une révolution dans les entreprises, il implique des transformations managériales pour que la flexibilité soit mise en place de manière équilibrée entre employeurs et salariés.
Longtemps, la culture du présentéisme a freiné la promotion du travail à distance, regrette Jean Pralong, professeur en gestion des RH à l’école de commerce EM Normandie : "on interprétait le désir de télétravail comme une demande de plus de temps pour soi et pas une augmentation de la performance." L’autoriser serait donc une faveur accordée et non un acquis. Mais la crise sanitaire fait évoluer les mentalités. "Le télétravail ce n’est pas un cadeau que l’on fait à la place d’une prime ou d’une augmentation, renchérit Benoît Gebhart, président de l’agence de communication digitale Tild. C’est une manière de responsabiliser et donc de valoriser, en accordant plus de liberté." À titre personnel, il a opté pour le 100 % distanciel en 2015, époque où il était directeur de projet dans la société parisienne, pour s’installer dans le Var. "C’est une chance de pouvoir choisir son cadre de vie sans qu’il soit fonction d’un lieu de travail que l’on impose parfois à sa famille." La distance ne l’a pas empêché de prendre la tête de la TPE en 2018. Il a alors proposé le "full remote" aux douze collaborateurs, dont un alternant : ils vivent à Paris, Caen, Poitiers, Tours, Montpellier, etc. "Un des développeurs de l’agence, quand il était en open space au bureau, était dérangé par le bruit et le passage de ses collègues. Depuis qu’il travaille chez lui, au calme, il est beaucoup plus concentré et productif. Je fais confiance à mon équipe, je laisse beaucoup d’autonomie. Je ne suis pas partisan d’un management par la supervision, c’est contre productif."
DES AVANTAGES MAIS AUSSI DES LIMITES
Un fonctionnement également encensé par Céline Méchain, DRH de Platform.sh, spécialiste français du cloud qui n’a pas de bureaux. "Quand je suis entrée dans l’entreprise, il y a quatre ans, nous étions 50. Depuis, j’ai recruté 200 personnes dans le monde entier : je peux trouver les talents là où ils sont, sans me limiter à une zone géographique. Je suis persuadée que j’ai pu relever ce challenge car mon efficacité est bien meilleure en travaillant de chez moi, en banlieue parisienne. Je suis au calme, alors qu’au bureau, on est souvent en mode zapping avec des gens qui viennent nous voir en disant : "je te dérange deux minutes. Ce serait très difficile pour moi de revenir en présentiel… Néanmoins mon quotidien demande une bonne organisation : se fixer des horaires réguliers et avoir un espace pour s’isoler. Et quand je sors de cette pièce, par exemple pour aller cuisiner, je ne regarde pas mes messages professionnels !" Elle reconnaît que les avantages et les limites du télétravail total sont les deux faces d’une même médaille. Ainsi, elle est ravie de ne plus perdre du temps et de ne
LE TÉLÉTRAVAIL CE N’EST PAS UN CADEAU QUE L’ON FAIT À LA PLACE D’UNE PRIME OU D’UNE AUGMENTATION
plus se fatiguer dans les transports en commun, mais le sas entre vie pro et personnelle disparaît et ce n’est pas toujours bien vécu par tous. Autre exemple et contre-exemple : elle apprécie d’avoir plus de temps pour faire du sport, tout en notant que certains télétravailleurs ont plus de mal à sortir et ont tendance à être sédentaires. Voire solitaires… Ne pas pouvoir retrouver les équipes ni retourner au bureau depuis plus d’un an est ce qui manque le plus à Mélanie Agazzone, directrice de la communication d’Instagram en France et Europe du Sud : "Nous étions déjà familier avec le télétravail et disposions de tout l'équipement nécessaire pour nous adapter rapidement à la situation, mais nous ne nous attendions pas à ce que ce soit si long: ça coupe le lien social, les interactions. On a tendance à aller à l’essentiel en visio-conférence ou au téléphone. C’est moins spontané et on perd l’informel. Il y a bien des réunions de convivialité mais ça fatigue d’être tout le temps devant son ordinateur. C’est difficile de briser la glace par écrans interposés, ça demande plus d’efforts." Pour Bertrand Samson, consultant associé du cabinet de conseil en RH Oasys Mobilisation, cela peut même entraîner une perte de sens et un délitement de la culture d’entreprise : "comment partager un but
commun avec des gens que l’on ne connaît pas ? Comment développer la cohésion, l’émulation, le soutien quand on ne se voit pas ?"
Parmi les points de vigilance, l’expert en management désigne aussi les inégalités dans les conditions travail : taille du logement et promiscuité avec les autres membres du foyer, charge mentale décuplée pour les femmes, manque d’expérience des plus jeunes… Ce dernier point est également souligné par Céline Méchain : "il nous faut recruter des collaborateurs assez confirmés, pour qu’ils soient autonomes, qu’ils connaissent déjà les codes du monde du travail, qu’ils soient à l’aise avec le 100 % distanciel."
LA COMMUNICATION AU CENTRE DU PROCESS
Et ils doivent savoir bien communiquer, ajoutet-elle : "Chez nous, il faut faire l’effort constant de tout documenter, des process internes à l’usage des outils en passant par les produits, car les collaborateurs vivent dans des pays très éloignés. Si je caricature un peu, la moitié dort quand l’autre travaille ! D’où les systèmes de communication asynchrone, comme un forum en interne, avec différents fils d’information : par exemple ceux destinés aux ingénieurs ou des thèmes plus informels, pour créer du lien entre nous tous." Sans oublier les guides de conseils et les chartes de bonnes pratiques que rédigent les entreprises où le télétravail se généralise. "Il faut aller plus loin que l’accord de télétravail et définir, de façon concertée, un nouveau contrat de confiance, des règles et des modalités de coopération, insiste Bertrand Samson. Les confinements ont mis en relief des difficultés, pour les managers, de trouver, à distance, le juste équilibre entre contrôle et confiance." Or la pratique managériale est clé dans la réussite du télétravail, observe Arnaud Lacan, professeur de management à l’école de commerce Kedge : "Le manager devient régulateur et non surveillant : il se concentre sur les résultats et pas sur la manière de les atteindre, en s'assurant que le collaborateur ait bien les moyens nécessaires à l'atteinte des résultats. Le manager bascule, par ailleurs, d’un rôle d’accompagnateur à celui de facilitateur. Enfin, il doit animer la communauté au travail pour qu'elle ne soit pas une simple addition de travailleurs indépendants, chacun de leur côté."
Cela demande de la flexibilité et de l’agilité aussi bien chez les salariés que les employeurs, pour s’adapter aux attentes de chacun. "Toutes les études convergent vers un même constat : salariés et dirigeants ne souhaitent pas une entreprise sans bureau, assure Bertrand Samson. En revanche, ils veulent un nouvel équilibre, beaucoup d’entreprises renégociant leurs accords de télétravail : elles anticipent la sortie de crise pour mettre en place une organisation hybride avec trois jours de présentiel et deux en télétravail." Ce qui entraîne une nouvelle donne dans l’écosystème du bureau, dont les agencements doivent être totalement repensés… ■
IL FAUT ALLER PLUS LOIN QUE L’ACCORD DE TÉLÉTRAVAIL ET DÉFINIR UN NOUVEAU CONTRAT DE CONFIANCE