UNE DÉMARCHE PASSIONNANTE ET COMPLEXE
L’injonction est aujourd’hui à un management plus éthique. Or, si vouloir rendre les pratiques managériales plus respectueuses est louable, il ne faut pas que les managers, également soumis à des injonctions de performance, se retrouvent désemparés. Et si la solution était dans un questionnement permanent de ses pratiques ?
On prête au management éthique de nombreuses vertus : il permettrait de rendre les entreprises plus performantes (les salariés, mieux traités, étant plus investis), d’attirer davantage de clients (ces derniers étant de plus en plus sensibles aux questions de RSE), de faire face aux problématiques de recrutement (quel candidat n’aurait pas envie de rejoindre une entreprise “éthique” ?), voire de démission (on ne quitte pas une entreprise dans laquelle on se sent bien). Mais peut-on vraiment prêter autant de pouvoirs magiques à un modèle de management ? Est-ce réellement le but du management éthique que de rendre plus performante une organisation ? Et le manager, dans tout ça ? Comment réussit-il, en plus des nombreuses injonctions (parfois contradictoires) qu’il subit déjà, à être éthique au quotidien ?
RESPECT DE TOUTES LES PARTIES PRENANTES
Avant de répondre à ces questions, précisons ce qu’est le “management éthique”. Un exercice qui n’est pas aisé tant personne ne semble d’accord sur la définition à donner à l’éthique. Peut-être est-ce parce que, comme le souligne Pierre-Olivier Monteil, chercheur associé au fonds Ricoeur et enseignant en éthique à ParisDauphine-PSL et à l’ESCP, “il n’existe pas un management éthique mais des managements éthiques” : chaque individu a en tête une bibliothèque de références en fonction de sa culture, de sa famille, etc. Et c’est avec cela que le manager définit sa propre philosophie d’animation des équipes. Le management éthique est donc quelque chose que l’on construit à partir de ses propres références mais aussi à partir des références des personnes que l’on manage et auxquelles on doit s’adapter.
D’aucuns pensent même que le “maniement des hommes”, comme le nomme Thibault Le Texier dans son ouvrage “Le maniement des hommes, essai sur la rationalité managériale”, ne peut, par essence, pas être éthique : le management cherche à façonner les équipes dans une quête d’efficacité. Où se situerait, alors, l’éthique ? Ghislain Deslandes, enseignant-chercheur à l'ESCP, dont les recherches portent notamment sur la philosophie des sciences de gestion, et auteur du livre “Le management éthique” estime, au contraire, que cette terminologie est un pléonasme, dans le sens où “le bon manager est celui qui “pilote” l’organisation, en effet, mais qui s’interroge dans le même temps sur la manière de se conduire”. Une conduite qui, toujours selon Ghislain Deslandes, va de pair avec le respect : “sans respect, tout est factice. On se trompe lourdement si on imagine que les collaborateurs ont plaisir à suivre un manager dont ils savent àl’avance qu’il ne respecte rien, ni personne.” Cela rejoint la définition que la philosophe Gabrielle Halpern propose concernant le management éthique : “une manière de faire collaborer ses équipes et de coordonner ses équipes de telle sorte que l’intégrité de chacun soit respectée”. Elle insiste sur le fait que cette éthique du respect doit s’appliquer à toutes les parties prenantes de l’entreprise : collaborateurs (le modèle organisationnel doit davantage les impliquer), fournisseurs et sous-traitants (qui doivent être notamment payés dans des délais soutenables), mais aussi l’environnement dans lequel l’entreprise se trouve (avec ses habitants, ses associations, son écosystème local) et même la société en général. “Demain, l’entreprise ne sera plus fermée sur elle-même mais complètement ouverte sur la société, comme un continuum, et il s’agira pour l’entreprise de réussir à s’entremêler avec toutes les parties prenantes, avec le reste du territoire. Le management éthique est un management qui réussit les hybridations avec toutes les parties prenantes.”
EQUITÉ ET CO-DÉTERMINATION
Concrètement, si l’on se base sur cette notion du respect des parties prenantes pour définir le management éthique, de nombreuses actions peuvent être mises en place pour manager de manière plus éthique. Gabrielle Halpern parle du paiement des sous-traitants le jour de la réception de la facture, de la mise en place de plans de formation qui tiennent réellement compte des aspirations des collaborateurs ou encore de la limitation des réunions à trente minutes. Pierre-Olivier Monteil est partisan, quant à lui, de la “co-détermination”, c’est-àdire le fait que le conseil d’administration soit une émanation des actionnaires mais aussi des salariés : “les salariés se sentent chez eux et pas soumis à une puissance extérieure.”
Sonia Levillain, consultante en management durable et enseignante à l’Iéseg School of Management, met en avant le principe d’équité qui se traduit par l’égalité homme-femme mais aussi par plus de diversité et d’inclusion au sein de l’entreprise, que ce soit en termes d’origines, de religions, d’âges et de pratiques sexuelles. “Cela passe par davantage de transparence dans les décisions et les processus,” précise-t-elle. La notion de respect se manifeste, selon elle, à travers la qualité de la relation et de la communication. À ce propos, Pierre-Olivier Monteil est persuadé que miser davantage sur les interactions humaines plutôt que vouloir tout automatiser permet de gagner du temps tout en soignant les relations. De plus, Sonia Levillain parle du développement des collaborateurs via un système d’apprentissage permanent et de formation continue. Une notion que Marc-Alphonse Forget, consultant, coach, formateur et conférencier, considère comme essentielle : “le manager a la responsabilité d’assurer l’employabilité durable de ses salariés, aussi bien interne qu’externe.”
Ghislain Deslandes résume : “Si l’on admet que le management a un rapport avec la manière de se conduire dans les organisations, alors il faut dire qu'aucun aspect, aucun département, aucun projet géré par un manager n’échappe à ce questionnement”. Et d’énumérer plusieurs cas de figure : les pratiques commerciales ont besoin d’un code de bonne conduite ; le service informatique doit s’interroger sur le respect des données personnelles des collaborateurs ; le département international ne peut manquer de s’interroger à son tour sur les conséquences, notamment écologiques, de son activité. Ces différents exemples ne sauraient cependant être les ingrédients d’une potion magique pour instaurer le management éthique dans son
entreprise. En effet, comme le rappelle Ghislain Deslandes dans son ouvrage, l’éthique n’étant pas une science mais l’une des quatre branches de la philosophie, “personne n’a jamais la solution sous forme d’une équation à toutes les questions éthiques. L’éthique ne peut s’enseigner ou se comprendre comme les autres “savoirs” de la gestion ; si l’éthique managériale permet d’être mieux conscient des décisions que le manager prend, qu’elle aide aussi à prendre de meilleures décisions, elle permet rarement d’en prendre qui soient indiscutables car l’éthique pose toujours plus de questions que de réponses, plus de doutes que de solutions toutes faites.”
ETHIQUE VS PERFORMANCE
On touche là du doigt la première limite du management éthique : il ne peut pas exister de guide puisque l’éthique est quelque chose qui est non seulement propre à chaque entreprise et à chaque manager mais, surtout, est faite d’interrogations, de doutes, de remises en question. “Ce n’est pas un outil de gestion comme les autres,” insiste Ghislain Deslandes qui met notamment en garde sur la notion de performance. En effet, de nombreux consultants avancent la performance comme bénéfice de l’instauration d’un management éthique en entreprise. “L’éthique peut éventuellement permettre de performer davantage puisque le manager sait ce qu’il fait, où il va et est suivi par ses équipes, poursuit-il. Mais elle coûte surtout beaucoup : elle allonge le temps de réflexion sur les valeurs et les marchés à adresser, peut amener à perdre des clients si on ne veut pas travailler avec eux pour des questions d’éthique, conduit le manager à dire non à sa hiérarchie…” Dans Le management éthique, il se demande, par ailleurs, si un manager soucieux d’éthique pour des raisons de performance se situe, à proprement parler, dans une démarche défendable au plan éthique :
“une éthique qui privilégie ma performance peut-elle m’autoriser à prendre des décisions moralement difficiles, non justifiables économiquement ?”
Haud Guéguen, maîtresse de conférences en philosophie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), pense aussi qu’une des limites du management éthique actuel est de vouloir articuler l’éthique à une question de performance : “cela fait courir le risque de l’instrumentalisation de l’éthique. Or l’éthique ne peut pas devenir un outil, à moins de perdre sa signification. Il ne faut pas confondre éthique et manipulation.” On entre ici dans le domaine de l’“ethical washing”, c’est-à-dire le fait d’avoir un discours sur l’éthique mais sans l’appliquer
concrètement. “Bien souvent, la préoccupation éthique se limite à des chartes, des grands principes qui sont beaux mais difficiles à mettre en oeuvre car trop abstraits par rapport à la réalité du terrain et en contradiction avec la véritable norme du management qui est la performance”, observe Haud Guéguen. Manager de manière éthique ne doit donc pas se faire en recherchant à tout prix des bénéfices immédiats. Ce qui n’est pas facile pour un manager, à qui on demande sans cesse d’être performant.
Autre limite relevée par Haud Guéguen, le fait que le management éthique induise l’individualisation et la psychologisation des problèmes que les collaborateurs rencontrent : “or, la souffrance au travail est certes une expérience individuelle, intime, mais qui est liée à des problèmes organisationnels.” Pour elle, au lieu de prendre soin des individus par davantage de bienveillance, terme à la mode dès que l’on parle de management éthique ou responsable, il s’agit, en premier, de prendre soin des organisations elles-mêmes afin de les faire évoluer.
“NE PAS AVOIR PEUR D’AGIR PETIT ”
Autrement dit, plutôt que rendre le management plus éthique, rendons déjà les entreprises plus éthiques pour offrir un environnement de travail plus sain aux salariés afin de ne pas créer de mal-être. “Une vraie démarche éthique serait de répondre à la demande des salariés de créer les conditions pour leur permettre de bien faire leur travail,” juge Haud Guéguen. Dans ce contexte, que peut faire le simple manager qui souhaite quand même se comporter de manière éthique ? “Les managers se trouvent coincés : temps, budget, normes, procédures… il ne faut pas avoir peur d’agir petit, Pierre-Olivier Monteil. Il y a, en effet, plein de petites marges de manoeuvre comme la façon dont on s’adresse aux personnes.” Ainsi, Gabrielle Halpern énumère des actions très concrètes et simples à mettre en oeuvre : arriver à l’heure à la réunion avec ses collaborateurs, ne pas couper la parole, avoir le courage de dire la vérité au lieu de noyer le poisson, complimenter lorsque cela se justifie, aider ses collaborateurs à s’améliorer, etc. “Ce sont par de toutes petites choses, élémentaires, que l’on respecte l’intégrité des personnes,” conclut-elle.
Eric Hamraoui, maître de conférences HDR en philosophie au Cnam recommande, quant à lui, de se concentrer sur l’activité des opérateurs managés : “si l’on se situe de ce point de
vue, on comprend ce que vivent le corps et l’esprit. On ne peut pas parler de l’éthique dans l’abstrait sinon on se prive de ce qu’apporte l’activité.”
Il s’agit donc, pour le manager, de bien comprendre ce que font ses collaborateurs pour ensuite adapter son management et le rendre éthique. Cela permet finalement de faire évoluer l’organisation, au moins à son niveau. Du côté de Marc-Alphonse Forget, c’est la délégation qui est mise en avant : “il faut identifier ce qui n’est pas stratégique dans son poste et le déléguer. Sinon, le danger est d’être occupé par la production personnelle de tâches et de laisser tomber la dimension de leadership éthique.” Nous avons, en effet, vu que le management éthique doit s’accompagner de questionnements : il faut donc dégager du temps pour la réflexion. Marc-Alphonse Forget invite aussi les managers à devenir des modèles d’exemplarité en se comportant de manière éthique : les collaborateurs verront ainsi que le discours n’en est pas seulement un et qu’il s’accompagne d’actes.
Pour guider ces décisions et ces actions éthiques au quotidien, Ghislain Deslandes propose, dans son ouvrage, quatre questions permettant de situer les managers par rapport au rôle qui est supposé être le leur : la décision que je prends est-elle légale ? Pourrait-elle être révélée publiquement ou à mes proches ? Est-elle respectueuse à l’égard de toutes les parties prenantes ? Et répond-elle aux standards éthiques de la société ? De quoi orienter les questionnements philosophiques qui doivent accompagner toute démarche éthique.