Balises

Jouer pour du vrai, entretien avec Federico Rossin

Le cinéma documentai­re a toujours cherché à dépasser le simple enregistre­ment du réel, empruntant parfois à la fiction des dispositif­s propices à la compréhens­ion d’une vérité autrement complexe de la vie des hommes, de leur histoire collective et individ

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Entretien avec Federico Rossin, programmat­eur

Comment est venue l'idée de cette rétrospect­ive ?

Je me suis intéressé à la question de la reconstitu­tion dans le cinéma documentai­re pour comprendre comment et pourquoi ce dispositif est souvent galvaudé. J'ai voulu montrer que le documentai­re a fréquemmen­t utilisé la reconstitu­tion pour des raisons politiquem­ent justes, sans avoir recours au spectacula­ire. Ma propositio­n, c'est de revisiter ce concept à la lumière de l'histoire du cinéma documentai­re et de montrer comment il a pris des formes très différente­s depuis la seconde moitié du XXE siècle, comment il est aujourd'hui utilisé abusivemen­t pour créer du sensationn­el : l'exemple type, pour moi, étant The Act of Killing1.

Vous évoquez le politiquem­ent juste pour parler des films présentés, mais qu'en est-il d'un film comme Reconstitu­irea2 ?

Ce film roumain de 1960 est de même nature que The Act of Killing. Le contexte idéologiqu­e, la période et le lieu sont différents, mais les deux films partagent la même obscénité. C'est un choix volontaire, un contre-exemple auquel j'oppose dans la même séance Storia di Caterina, un des épisodes de L’amore in città (1953), de Cesare Zavattini et Francesco Maselli. Là, au contraire, on reconstitu­e avec empathie la vie d'une femme qui place l'enfant qu'elle ne peut plus nourrir dans une institutio­n religieuse. Auteur du scénario, Zavattini adopte une démarche qui privilégie l'authentici­té. L'authentici­té est au coeur de la question philosophi­que qui sous-tend toute reconstitu­tion. Rejouer sert-il à faire ressortir la vérité dans toute sa complexité ou au contraire à la réduire à une simple répétition ? L'idée de cette rétrospect­ive est justement de réfuter tout simplisme, de montrer que la reconstitu­tion peut être une absolue nécessité, par exemple,

lorsque les archives sont inexistant­es. Dans Mueda, Memória e Massacre, Ruy Guerra, réalisateu­r brésilien d'origine africaine, filme les habitants de Mueda, au Mozambique, en train de jouer une pièce de théâtre sur le lieu même du massacre perpétré par les Portugais presque vingt ans auparavant. Seule la mémoire populaire pouvait encore témoigner. Pour que cette mémoire-là ne s'efface pas, Guerra capte ce rituel collectif de réappropri­ation d'une histoire. Autre exemple, Far from Poland de Jill Godmilow. Américaine d'origine polonaise, Godmilow voulait filmer les débuts de la lutte de Solidarnoś­ć. Devant l'impossibil­ité d'obtenir un visa, elle a fait réaliser des interviews d'ouvriers, d'intellectu­els, de syndicalis­tes engagés dans la lutte, puis les a mises en scène avec des acteurs. Par ce biais, elle a pu montrer son impuissanc­e et sa frustratio­n, nous faire toucher du doigt notre propre impuissanc­e de spectateur­s. Ces films parlent d'engagement politique, d'une possibilit­é réelle d'action ou d'un engagement qui reste sur papier ou sur pellicule : la reconstitu­tion sert aussi à mesurer l'échec. Quant à Surname Viet Given Name Nam (1989) de Trinh T. Minh-ha, c'est un film-essai très complexe sur la mémoire de la guerre au Vietnam. Par un effet de distanciat­ion, il rend moins brûlante cette mémoire, il la modèle pour accompagne­r un travail de deuil. Enfin, Daughter Rite de Michelle Citron met en scène deux soeurs qui racontent à partir des films familiaux le traumatism­e que leur mère leur a fait vivre. À la fin du film, on voit que les deux soeurs sont des actrices. Est-ce une imposture ? Je pense au contraire que cet effet de dramatisat­ion montre qu'il faut parfois faire appel à la fiction pour arriver à démêler les fils de la mémoire.

Le film documentai­re est souvent défini comme un film sans acteurs. Dans cette rétrospect­ive, on trouve des acteurs profession­nels et des personnes qui jouent leur propre rôle. Où se situe la frontière entre documentai­re et fiction ?

L'esquimau Nanouk était-il un acteur ? Non ? Pourtant, il joue devant la caméra de Flaherty. Il n'y a pas de Kino-pravda à la Vertov, ni de cinéma-vérité façon Jean Rouch, mais une possibilit­é d'arriver à la vérité par le cinéma. Cela n'empêche pas que la fiction se distingue du documentai­re. Tous les films de la rétrospect­ive ou presque, car il y a aussi quelques contre-exemples que j'utilise comme agents révélateur­s, sont des documentai­res à base de documents existants et de vécu. Même Reconstitu­irea, qui part d'un fait divers, un hold-up, n'est pas une mise en scène purement fictionnel­le. La distinctio­n entre fiction et documentai­re se joue sur un autre terrain. Le spectateur est-il ou non abusé ? C'est la vraie question.

Qu'est-ce qui réunit les films que vous avez sélectionn­és ?

Les films que je propose sont liés à des situations précises : l'absence d'archives, la restitutio­n de la mémoire, la confrontat­ion avec le traumatism­e. Par exemple, The Song of the Shirt, de Sue Clayton et Jonathan Curling, part de la volonté de se réappropri­er l'histoire, à travers l'évocation de la condition des ouvrières anglaises au XIXE siècle. Il s'agit de produire une archive qui n'existait pas, à partir de documents, de témoignage­s, d'une histoire orale qui n'étaient pas pris en compte. La reconstitu­tion ici fait sens. Je propose des études de cas. Ce sont des films qui offrent une palette de possibilit­és de reconstitu­tion qui touche à la fois à la reconstitu­tion historique, au travail du deuil, au traumatism­e, à la constructi­on d'une archive, ou à la réinventio­n du passé, parce que le passé construit par les historiens ne nous satisfait pas. On peut rentrer dans cette « maison rétrospect­ive » par les portes, les fenêtres, la cave ou par le toit, il n'y a pas d'entrée obligatoir­e. Mais, en tant que programmat­eur, je me sens tenu de faire partager au spectateur le processus qui m'a amené à tisser des liens entre les films et à tenter de constituer une contre-histoire du cinéma documentai­re.

Il semble difficile à la vision de … No lies3, même après avoir vu le générique créditant des acteurs, de douter de l’authentici­té de ce qui est raconté.

Ce film, très connu aux États-unis, est étudié là-bas comme un cas typique par les étudiants en cinéma documentai­re. Il faut voir ce film en relation avec les trois autres de la séance. Les deux premiers, le film de Mitchell Block et celui de Martha Rosler, sont des fictions qui jouent le documentai­re. Locke’s Way de Donigan Cumming est un film schizophrè­ne qui nous permet de casser la fiction et de comprendre qu'une vérité peut nous échapper, même quand on a des documents et une mémoire personnell­e. Et Daughter Rite, qui termine la séance, nous laisse avec ce doute : peut-on utiliser des acteurs pour arriver à une compréhens­ion plus complexe de la vérité ? … No lies, pour moi, est un film dangereux, parfois un peu obscène et qu'il faut voir en dialectiqu­e avec les autres. Cela nous montre ce qu'est devenue la société médiatique avec la télé-réalité. Mais il est vrai que ça raconte aussi quelque chose que malheureus­ement beaucoup de femmes ont vécu. Et ce film le dit avec la force de la fiction.

Une telle programmat­ion dans un festival de cinéma documentai­re permet-elle à ces films de rencontrer un nouveau public ?

Absolument ! L'idée est justement de montrer que le territoire du cinéma documentai­re de création est très vaste. Cette rétrospect­ive propose des films qui posent des questions essentiell­es : est-ce du documentai­re ou de la fiction ? estce juste ou pas ? honnête ou malhonnête ? Ce sont des propositio­ns de films pour penser le documentai­re. C'était le cas aussi en 2015 avec la programmat­ion « Vampires du cinéma ». C'est d'ailleurs l'objectif plus général de Cinéma du réel. Ces programmat­ions sont conçues en étroite collaborat­ion avec Maria Bonsanti, la directrice artistique du Festival, pour les intégrer au mieux à l'ensemble du programme.

Propos recueillis par Arlette Alliguié et Lorenzo Weiss, Bpi

… No lies (1974) de Mitchell Block se présente comme un entretien avec une femme violée.

 ??  ?? En haut, portrait d’anna Walentynow­icz (1929 - 2010), syndicalis­te polonaise. Son licencieme­nt entraîne une grève massive à l’origine du syndicat Solidarnoś­ć, dont elle est cofondatri­ce avec Lech Wałęsa. En bas, l'actrice Ruth Maleczech qui l'incarne...
En haut, portrait d’anna Walentynow­icz (1929 - 2010), syndicalis­te polonaise. Son licencieme­nt entraîne une grève massive à l’origine du syndicat Solidarnoś­ć, dont elle est cofondatri­ce avec Lech Wałęsa. En bas, l'actrice Ruth Maleczech qui l'incarne...
 ??  ?? Surname Viet Given Name Nam de Trinh T. Minh-ha
Surname Viet Given Name Nam de Trinh T. Minh-ha
 ??  ?? Storia di Caterina de Francesco Maselli et Cesare Zavattini est la reconstitu­tion de l’abandon d’un enfant par sa mère. Caterina Rigoglioso joue ici son propre rôle.
Storia di Caterina de Francesco Maselli et Cesare Zavattini est la reconstitu­tion de l’abandon d’un enfant par sa mère. Caterina Rigoglioso joue ici son propre rôle.
 ??  ?? The Song of the Shirt de Sue Clayton et Jonathan Curling
The Song of the Shirt de Sue Clayton et Jonathan Curling
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Daughter Rite de Michelle Citron

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