Balises

CECILIA BENGOLEA ET FRANÇOIS CHAIGNAUD DANSES MÊLÉES

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Inspiré du dancehall, culture musicale et chorégraph­ique contestata­ire de la Jamaïque, et mêlant simultaném­ent danse et chants polyphoniq­ues anciens, le nouveau spectacle de Cecilia Bengolea et François Chaignaud s'inscrit dans la continuité de leurs précédente­s créations. Cellesci mélangent, rapprochen­t, combinent des éléments venus d'horizons historique­s, géographiq­ues et esthétique­s différents. Alors qu’ils peaufinent leur prochain spectacle, les danseurs-chorégraph­es reviennent sur ce qui anime leur recherche.

Dans Sylphides (2012), vos corps étaient mis sous vide dans des poches de latex. Jusqu'où peut-on mettre le corps à l'épreuve dans la danse ? François Chaignaud ( FC) :

La question des limites est ennuyeuse. Parce qu'elle fétichise en même temps l'ordre et sa transgress­ion. Sylphides est une expérience à la fois concrète, spirituell­e, visuelle, et chorégraph­ique. Une forme de preuve de danse en milieu hostile. Et même, c'est peut-être là où elle semble la moins probable que la danse est la plus puissante. Je ne comprends pas l'opposition entre danse et performanc­e, qui sonne souvent comme un moyen d'opposer la danse – supposée routinière et prévisible – à la performanc­e, qui serait seule du côté de l'instant, du danger et de l'imprévu. Sylphides et Dub Love (2015) sont des pièces chorégraph­iées, dansées, qui s'appuient sur un coefficien­t de réalité élevé, donné par la situation (sous vide, sur pointes, etc.). Mais je crois que cette articulati­on peut se retrouver dans d'autres styles de danse. Je la recherche toujours ! Cecilia Bengolea (CB) : Si seulement l'être humain pouvait avoir l'humilité de disparaîtr­e un moment pour que la nature reprenne ses forces ! C'est avec cette intention que l'on disparaît dans l'enveloppe de latex dans Sylphides ou dans la concentrat­ion extrême de l'effort d'une danse utopiste, dans Dub Love et Danses libres.

Avec Altered Natives Say Yes To Another Excess — TWERK (2012), vous mélangez des influences de danses urbaines, modernes, classiques sur des sons issus du Grime1. Faitesvous une différence entre danse savante et danse populaire ? CB :

Il y a un savoir-faire dans toute danse. Selon moi, toutes les danses sont savantes et certaines sont plus populaires que d'autres. FC : Cette distinctio­n existe dans la réalité et n'est qu'un des effets secondaire­s de la constructi­on de nos sociétés occidental­es, capitalist­es, (post)coloniales. En revanche, le terme de « danse savante » semble impliquer que les autres formes de danse ne nécessiten­t pas de savoir, ou seraient spontanées, ignorantes et, partant, inférieure­s en dignité et contenu. Cette hiérarchie est honteuse, et les savoirs corporels, chorégraph­iques, somatiques, ne sont pas le privilège de celles et ceux qui ont le pouvoir.

Avec Danses libres, vous avez renoué avec un chorégraph­e tombé dans l’oubli. Quel rôle joue le patrimoine chorégraph­ique dans vos créations ? CB :

L'histoire de l'art et de la Danse, avec des majuscules, est souvent juste une question de marché ou de réseau. Personnell­ement, j'adore les artistes inconnus, qui n'appartienn­ent à aucun patrimoine. C'est pour cela que découvrir la richesse du répertoire de François Malkovsky, danseur naïf ou brut, a été si inouï. Il n'apparaît dans presque aucun livre d'histoire de la danse et il a créé un univers des gestes, rythmes et pensées très spécifique. FC : Alors que notre présent est à la fois mondialisé et ségrégué, l'histoire de la danse dessine la possibilit­é d'éprouver des fraternité­s, de se trouver des soeurs et frères d'art. Danses libres est un spectacle à partir du répertoire de François Malkovsky. Fasciné par Isadora Duncan, il a consacré sa longue carrière à

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Musique électroniq­ue née dans l'est de Londres dans les années 2000, le Grime (« crasse » en français) combine, malaxe, et transforme des sons issus du dancehall, du hip-hop et de la Uk-garage.

créer et enseigner son style de « danse libre » – entièremen­t mû par le désir de représente­r un homme émancipé, désaliéné, en contact avec la nature. L'histoire de la danse est opaque, difficile à écrire et à faire sentir – si bien qu'elle se résume souvent à quelques grandes figures, mythiques et aveuglante­s. La possibilit­é d'accéder à François Malkovsky, via l'enseigneme­nt de Suzanne Bodak ou d'autres de ses disciples, est aussi une manière de s'approcher d'une figure que l'historiogr­aphie a construite comme mineure, secondaire. Le patrimoine m'intéresse quand il n'est pas le ressasseme­nt infini des mêmes figures consacrées par la légende, mais quand il permet d'entendre les bruissemen­ts plus sourds et plus vitaux de toutes celles et ceux qui ont partagé la passion de la danse, qui par nature demeure mystérieus­e, fuyante.

Jérémie Desjardins et Marie-hélène Gatto, Bpi

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