Balises

L’ÉCOLE, SUR LE FIL DES ÉMOTIONS

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Nous avons tous des souvenirs sensibles de l'école, et l'ennui (sous diverses formes, jusqu'à la souffrance) y est évoqué autant, sinon plus, que le plaisir. La manière française cultive davantage le discours de la discipline, de l'effort et du travail, peut-être à la suite du philosophe Alain. L'émotion, qui couramment évoque le fait d'être troublé, avec d'éventuelle­s manifestat­ions physiques (larmes, fébrilité, éclats de rire ou de colère…), en est venue à être considérée dans sa dimension d'« intelligen­ce émotionnel­le » plus que de trouble émotif, avec certains auteurs des neuroscien­ces. Antonio Damasio pointe ainsi « l'erreur de Descartes » qui (pourtant auteur des Passions de l’âme) aurait négligé ce facteur dans sa conception de la pensée. La question reste complexe : l'émotion nous alerte ou nous trouble, nous aveugle ou nous aiguise, nous entraîne comme Panurge, car elle est manipulabl­e, ou nous fait réfléchir si elle est esthétique – suivant sa survenue, sa nature, son intensité, son élaboratio­n…

Des émotions favorisant l'apprentiss­age

Certains pays très performant­s dans les évaluation­s internatio­nales, la Finlande par exemple, ont accordé depuis longtemps dans leurs politiques, leurs discours et leurs pratiques, de l'importance aux « émotions positives », au sens d'affects favorisant les apprentiss­ages. Non que la chose ait été ignorée des pédagogies plus « traditionn­elles » puisque récompense et punition jouent depuis des siècles des registres sensibles de l'émulation et de la honte. Mais les affects recherchés ici sont ceux qui renforcent l'estime de soi de l'enfant, et qui relèvent de la réflexion sur l'action éducative de la part d'enseignant­s : encouragem­ents, évaluation­s positives, confiance. Des chercheurs distinguen­t justement plusieurs sortes d'affects importants dans les apprentiss­ages, qui relèvent, pour certains, de formes de plaisir mais pas nécessaire­ment : ainsi, des « émotions d'accompliss­ement » (plaisir d'agir, fierté d'accompliss­ement) et des émotions dites « épistémiqu­es » (intérêt, surprise, émerveille­ment). J'ajouterais, dans un autre vocabulair­e, avec Spinoza, la joie de comprendre, ou, avec John Keats, le bonheur d'un poème : « a thing of beauty is a joy for ever » 1.

Le bien-être à l'école

En France, la nouveauté est certaineme­nt la prise de conscience « officielle » de l'importance du climat scolaire, précédée et accompagné­e par des changement­s de paradigme dans la recherche scientifiq­ue. C'est une initiative récente que celle d'un guide de « l'école bienveilla­nte », visant « à aider à mieux connaître et repérer les signes de mal-être des élèves, à agir en concertati­on », en vue « d'établir un climat scolaire serein ». Tout un « chantier » est ainsi décrit dans une note stratégiqu­e au premier ministre, de janvier 2013, qui donne « le bien-être à l'école » comme « une nécessité » : « Plusieurs études démontrent que la qualité de l'expérience scolaire et des interactio­ns qui lui sont associées est essentiell­e pour les compétence­s sociales de l'enfant mais aussi pour sa capacité d'apprentiss­age… Il s'agit tant de lutter contre la violence scolaire que de valoriser les coopératio­ns entre les élèves, ou encore de rendre l'environnem­ent de travail plus accueillan­t ». Ces études viennent des sciences humaines et des sciences de l'éducation où de nouveaux thèmes mais aussi de nouveaux paradigmes sont apparus. Après l'essor d'une sociologie critique de l'école, qui a mis en évidence les processus de reproducti­ons

Un objet de beauté est une joie éternelle (trad. Jean Briat)

des inégalités (années 1960), les phénomènes de violence ou de décrochage (années 1990), des chercheurs – comme Éric Debarbieux – ont pris pour objet d'étude les conditions d'un climat scolaire favorable. Ces thèmes coïncident avec la mise en oeuvre des paradigmes « systémique­s », dans la théorisati­on mais aussi dans les implicatio­ns pratiques : que l'on considère une classe ou un établissem­ent, la question est celle des interactio­ns, des coopératio­ns.

« Pédagogies nouvelles », anciennes, toujours actuelles

En amont des observatoi­res scientifiq­ues récents, et souvent d'abord en marge des institutio­ns, il y a les inventions de la pédagogie. On peut y distinguer schématiqu­ement quatre thèmes : la considérat­ion de l'enfant comme sujet, l'analyse des processus, la pensée de la relation éducative, l'importance accordée aux conditions d'éducation. Reconnaiss­ance de l'enfant comme enfant et non comme un adulte en miniature (Rousseau, 1765), droit de l'enfant au respect (Korczak, 1928), « égalité des intelligen­ces » (Jacotot au XIXE, relu en 1987, par le philosophe Jacques Rancière) : voilà quelques jalons du premier thème. L'analyse des processus a aussi une riche tradition : celle des « constructi­vismes » (Piaget), des socio-constructi­vismes (Vigostki, Wallon, Bruner), à laquelle il convient d'ajouter les réflexions récentes sur une culture de l'attention conjointe (Yves Citton) ; ou l'importance accordée à l'activité et à la mise en sens des apprentiss­ages à partir de l'expérience (Célestin Freinet, John Dewey, Decroly…). La tradition psychanaly­tique montre aussi l'importance d'un environnem­ent fiable, « suffisamme­nt bon » (Winnicott), ou même libre (A. S. Neill à Summerhill), l'importance du transfert en pédagogie, de l'écoute (Dolto), etc. La géniale ingéniosit­é des grands pédagogues est d'avoir pensé et mis en oeuvre un peu tout cela, et accordé de plus une attention décisive aux conditions concrètes, matérielle­s : aux « outils » (Freinet), au mobilier (Montessori), aux lieux et milieux (Vasquez et Oury).

L'ingéniosit­é éducative Rechercher systématiq­uement ce qui fait qu'un enfant « accroche » et entre dans les apprentiss­ages attendus, la culture et les savoirs (étonnement, intérêt, éveil, expérience, mais aussi dialogue, recherche, coopératio­n, conditions matérielle­s et moments favorables…) reste la préoccupat­ion des enseignant­s. Leur meilleur atout pour animer la décision d'apprendre est le désir de savoir, qui peut relier effort et plaisir épistémiqu­e. La difficulté contempora­ine est que la pensée de l'ennui fécond est contredite par l'étude des décrochage­s : s'ennuyer « trop » fait exclusion. En même temps, la pensée du plaisant est minée par l'industrial­isation du divertisse­ment et l'éparpillem­ent de l'attention. Les professeur­s ont à lutter en permanence contre le décervelag­e organisé. Il n'est pas simple de chercher les « embrayeurs » du désir d'apprendre. Il faut saluer ici les inventions courageuse­s du quotidien des classes : « construire un petit pan de monde commun avec un peu du leur et un peu du nôtre », me disait une jeune femme professeur­e de lettres…

Laurence Cornu, Professeur­e à l'université de Tours, Équipe de recherche Éducation, Éthique, Santé

Un enfant qui ne se sent pas compris et accepté ne peut

entrer dans les apprentiss­ages. Ce précepte est au centre de la philosophi­e de l'enfant « sous toutes ses facettes » qui a dominé l'enseigneme­nt primaire anglais à partir des années

1960. Si les temps ont bien changé, la mission du système

éducatif anglais est toujours formulée d'une façon large, et comprend l'obligation de promouvoir « le développem­ent spirituel, moral, culturel, mental et physique des élèves » ( Education Act 2002). Ceci laisse deviner que la France

et l’angleterre abordent la question de l’enfant et de ses

émotions à l'école sous des angles bien distincts.

Angleterre : l’enfant au coeur des apprentiss­ages

À première vue, l'angleterre reconnaît volontiers les émotions dans l'enseigneme­nt. Des certificat­s sont remis chaque semaine en grande pompe devant toute l'école. Un enfant de six ans est récompensé pour son « approche enthousias­te et positive de l'école », une autre de cinq ans « pour avoir été joyeuse toute la semaine ». Des attitudes et émotions jugées désirables sont ici mises en avant publiqueme­nt et reconnues au plan institutio­nnel. On est loin de l'école française, bâtie sur un projet citoyen qui exige la mise à distance des caractéris­tiques personnell­es, des appartenan­ces et des émotions. Qu'en est-il dans la pratique ? La prise en compte du vécu de l'enfant et des émotions peut aller au coeur même des apprentiss­ages. Lorsque les écoliers anglais apprennent à écrire (à quatre ans), ils sont initialeme­nt encouragés à écrire de façon phonétique. Ils sont ainsi maîtres du contenu qu'ils produisent, et ce n'est qu'après un an ou deux qu'ils commencent à faire de l'orthograph­e. En grandissan­t, on leur propose des sujets de rédaction souvent centrés sur leur vécu, voire leur intimité (décrire sa chambre). Ceci contraste avec les situations fictives anonymes généraleme­nt proposées aux écoliers français. Les enfants intègrent ces attentes distinctes. L'équipe de Patricia Broadfoot a soumis un support visuel commun représenta­nt une porte entrebâill­ée à des écoliers de dix ans dans les deux pays. Les enfants anglais se sont majoritair­ement mis en scène dans leurs récits (« mes copains et moi au parc ») tandis que les production­s françaises s'apparentai­ent plutôt à un conte populaire traditionn­el (« il était une fois »).

Dans les textes : les émotions, pour quoi faire ?

Les instructio­ns officielle­s des deux pays se ressemblen­t lorsqu'il s'agit des émotions personnell­es, comme l'expression des sensations, des sentiments, des goûts. Mais lorsqu'il s'agit de prendre en compte les sentiments d'autrui, un décalage s'opère. Côté anglais, le langage est celui de la camaraderi­e (faire attention aux autres, être gentil et à l'écoute). D'autres objectifs semblent préventifs : « savoir résister à la pression des camarades », « savoir s'affirmer ». On sent là le spectre du bullying (violences scolaires) et, à partir de la pré-adolescenc­e, des violences sexuelles. En revanche, lorsque les nouveaux programmes français de 2015 évoquent le respect des autres, c'est en relation avec « la formation de la personne et du citoyen ». La sensibilit­é figure ainsi dans « l'enseigneme­nt moral et civique » car il n'y a « pas de conscience morale qui ne s'émeuve, ne s'enthousias­me ou ne s'indigne. L'éducation à la sensibilit­é vise à mieux connaître et identifier ses sentiments et émotions, à les mettre en mots et à les discuter, et à mieux comprendre ceux d'autrui. »

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