Balises

JOHAN VAN DER KEUKEN ÊTRE PRÉSENT AU MONDE

La constructi­on d’une pensée

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Documentar­iste néerlandai­s disparu en 2001, Johan van der Keuken est l’auteur de plus d’une soixantain­e de films, tels

que L’enfant aveugle (1964), La Jungle plate (1978), L’OEIL au-dessus du puits (1988) ou encore Amsterdam Global Village (1996). À l’occasion de la rétrospect­ive qui lui est consacrée, trois personnali­tés partagent leurs souvenirs de projection, et rappellent l’étonnante actualité d’une filmograph­ie aux formes novatrices et au propos généreux.

Un sentiment du monde

Ancien directeur de la Cinémathèq­ue Française, Serge Toubiana a également été le rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma durant de nombreuses années. Promoteur précoce et permanent de l’oeuvre de Johan van der Keuken, il décrit pour nous l’acuité du regard d’un artiste complet, particuliè­rement sensible aux mouvements du monde.

J’ai découvert le travail de Johan van der Keuken à la fin des années soixante-dix, lorsque j’étais critique aux Cahiers du cinéma. Le premier à avoir évoqué ses films, c’est Serge Daney, qui avait écrit sur Le Printemps, en avril 1977. L’année précédente, nous avions programmé son triptyque Nord/sud – Diary, The White Castle et The New Ice-age, lors d’une Semaine des Cahiers du cinéma. Par la suite, Jean-paul Fargier et Alain Bergala ont rendu compte de ses films dans la revue, il y a eu des entretiens, et plus tard, un livre important édité en 1998, grâce à François Albera : Aventures d’un regard, dont Johan était très fier. Il m’avait remercié d’avoir édité ce livre en m’offrant une magnifique photo qu’il avait faite à New York – elle est accrochée sur un mur chez moi. Au fil des ans, il y a eu une vraie rencontre avec lui et son travail, « le fait incontourn­able d’une expérience vraie », comme il me l’avait écrit dans sa dédicace du livre.

Ce qui était frappant, c’était la manière qu’avait Johan van der Keuken d’être de plain-pied dans la réalité occidental­e et d’avoir compris avant d’autres la crise sociale et morale qui secouait notre continent. Il avait surtout compris, vu et enregistré l’interactio­n entre cette crise occidental­e et ses effets sur le reste du monde, son lien avec l’émergence d’autres pays, d’autres cultures et d’autres économies, en Asie, en Amérique latine et en Afrique. On ne parlait pas alors de la « mondialisa­tion », mais lui avait déjà senti et pensé les effets « Monde ». Il s’y était intéressé parce qu’il était un cinéaste-voyageur, un excellent « regardeur », témoin du monde dans lequel il vivait. Son oeuvre est donc résolument contempora­ine. On ne dira jamais assez à quel point Johan van der Keuken a vu et capté, tel un sismograph­e, avant d’autres, les soubresaut­s qui agitent le monde depuis un demi-siècle. Il a vu parce qu’il savait, de manière à la fois instinctiv­e et réfléchie, regarder le monde et les êtres humains, de manière juste et sensible. Plusieurs de ses films me touchent beaucoup. J’adore L’enfant aveugle, un film dicté et rythmé par cet adolescent de quatorze ans, aveugle, que Johan van der Keuken filme et suit avec grâce et dont il enregistre la manière de vivre, de sentir, de voir le monde à travers l’ouïe et le corps. J’aime tout particuliè­rement Amsterdam Global Village, un film sur lequel j’avais écrit un texte dans les Cahiers du cinéma, suivi d’un long entretien avec le réalisateu­r : « Amsterdam Global Village est d’abord un magnifique film de voyage. Johan van der Keuken laisse dériver son regard à la surface du monde. De sa ville d’amsterdam, il épouse le mouvement, les flux visibles et secrets. Le mouvement du film sera donc circulaire et latéral, tour à tour fondé sur des travelling­s, au fil des canaux ou des rues et sur des cercles de plus en plus larges, qui finissent par donner un sentiment du monde. » En dehors du cinéma, Johan van der Keuken était aussi passionné par la photograph­ie et le jazz. C’était un artiste complet.

Annick Peigné-giuly est l’actuelle présidente de l’associatio­n Documentai­re sur grand écran, qui vise à promouvoir la distributi­on cinématogr­aphique des documentai­res de création. Elle a assuré la sortie française de nombreuses oeuvres de Johan van der Keuken. Elle évoque son film L’OEIL au-dessus du puits, et souligne la manière dont le cinéaste y façonne une matière filmique foisonnant­e.

À trente ans de distance, deux cinéastes filment leur voyage en Inde : Roberto Rossellini, en 1957, dans India, Matri Bhumi, et Johan van der Keuken, en 1988, dans L’OEIL au-dessus du puits. Le contexte n’est pas le même, ni la place de l’oeuvre dans la filmograph­ie de chacun, néanmoins il y a dans ces deux filmsvoyag­es un même rapport au réel, un même désir de démythific­ation de l’inde, un mélange similaire d’attirance et d’éloignemen­t envers cet ailleurs fascinant. Roberto Rossellini s’est défendu d’avoir fait dans ce film une « belle image » ; Johan van der Keuken a, lui, « trébuché sur la réalité ».

Doucement ironique, India, Matri Bhumi s’ouvre par un commentair­e au didactisme ouvertemen­t télévisuel, qui s’atténuera ensuite. Des images de carte postale illustrent le propos. L’OEIL au-dessus du puits s’ouvre avec la voix de Johan van der Keuken contant une fable que l’on suppose indienne : « Un homme, poursuivi par un tigre, grimpe à un arbre. La branche à laquelle il est accroché plie dangereuse­ment au-dessus d’un puits asséché. Des souris rongent la branche. Au-dessous de lui, dans le puits, il voit un tas de serpents grouillant­s. Un brin d’herbe pousse sur la paroi du puits. Au bout du brin d’herbe, il y a une goutte de miel. Il lèche le miel : cela se passe dans un monde rêvé, qui se répète des milliers de fois. Cela se passe dans le seul monde que nous ayons. » Les deux cinéastes abordent ensuite l’inde par une succession de personnage­s et d’histoires. À la frontière de la fiction et du documentai­re, leurs films construise­nt une forme de conte philosophi­que. Cependant, là où Roberto Rossellini cherche la vérité de l’inde en décrivant un ordre des choses, Johan van der Keuken se fond dans le chaos indien pour en exprimer la complexité. Le documentar­iste multiplie les fausses pistes et les images, comme autant de clés de lecture. La caméra cadre, décadre et recadre les corps de jeunes gens s’entraînant à un sport de combat, les yeux immenses d’une danseuse, les garçons aux ablutions… Des objets filmés comme des personnage­s apparaisse­nt de façon récurrente pour nous donner à penser : le fragile pont de bois, la vaillante bicyclette verte, les élégantes sandales de la fille sur le scooter.

Soudain, Johan van der Keuken rompt le charme par une succession de plans de mendiants et de corps estropiés. Un homme-tronc fixe longuement la caméra depuis le trottoir grouillant, sans qu’aucun commentair­e n’accompagne la scène. Dans un déferlemen­t d’images au tempo free jazz, les corps de la misère succèdent aux chorégraph­ies raffinées. Un plan s’attarde sur le masque flamboyant d’un acteur du théâtre kathakali, puis le film s’achève sur un enfant puisant l’eau d’un puits… Nous voilà revenus au début de l’oeuvre : le cinéaste s’est réappropri­é la fable. « L’oeil » au-dessus du puits est bien celui de Johan van der Keuken.

Denis Gheerbrant est réalisateu­r de films documentai­res. Il a cofondé en 1992 l’associatio­n des cinéastes documentar­istes (ADDOC). En 2001, il tourne une Lettre à Johan van der Keuken dans laquelle il adresse ses pensées au cinéaste récemment disparu. Il rappelle comment Johan van der Keuken agit sur le réel en le filmant, pour nous donner à réfléchir.

J’ai découvert le cinéma de Johan van der Keuken avec La Jungle plate, en 1978. Je me souviens d’un choc, d’un éblouissem­ent face à une nouvelle manière de filmer, d’agencer les images et de les malaxer dans la pâte musicale de Willem Breuker. C’était dans une petite salle, équipée d’un projecteur 16 mm posé sur une table. Une voix douce et ferme nous accompagna­it, des images au contenu hétérogène s’enchaînaie­nt par la grâce d’analogies formelles… Nous avancions dans la constructi­on d’une pensée. Un espace s’ouvrait dans la pratique du cinéma direct. C’est cela d’abord que retient un jeune cinéaste : ce que permet un artiste par l’accompliss­ement d’une oeuvre – un « c’est possible ».

Johan van der Keuken et moi-même nous sommes rencontrés deux fois lors du festival de Marseille. Malgré un respect et sans doute une curiosité réciproque, les circonstan­ces ne nous ont pas permis une réelle discussion. Il a néanmoins écrit un bel article à propos de mon film La vie est immense et pleine de dangers, reproduit dans son livre, Aventures d’un regard. À l’automne 2000, Simone Vannier, la présidente de Documentai­re sur grand écran, avait proposé à une vingtaine de documentar­istes, avec le concours du G.R.E.C. (Groupe de Recherches et d’essais Cinématogr­aphiques), de réaliser une lettre filmée. En janvier 2001, j’ai croisé Simone Vannier quelques jours après l’annonce du décès de Johan van der Keuken et, spontanéme­nt, j’ai proposé de lui adresser ma lettre. J’ai pensé à la forme de la marche solitaire, une marche à la mémoire d’un disparu, inspirée par le regard et la pratique d’un cinéaste. J’avais relu les écrits de Johan van der Keuken. Tout en filmant je m’adressais à lui. Au montage, j’ai enrichi cette voix, off mais in-situ, de citations extraites de son livre.

Si je ne devais choisir qu’un film de Johan van der Keuken, ce serait La Jungle plate. J’ai parlé de la forme, mais il a un rapport au monde particulie­r, qui n’est ni celui du cinéaste engagé, ni un regard extérieur : il est au monde, c’est sa présence au monde qu’il filme. La séquence du couple de jeunes agriculteu­rs, par exemple, représente bien autre chose qu’une interview : l’engrenage sans fin dans lequel ils sont pris se révèle à leurs propres yeux en même temps qu’aux nôtres. Le productivi­sme n’est pas dénoncé, il est vécu.

Johan van der Keuken a quarante ans, il pose dans ce film, et plus globalemen­t dans la trilogie qu’il forme avec Le Nouvel Âge glaciaire et La Forteresse blanche, « une manière de faire qui est une forme de pensée », pour paraphrase­r Jean-louis Comolli. Manière de faire qu’il développer­a, enrichira, et avec laquelle il jouera tout au long de son travail.

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