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QU’EST-CE QUI FAIT UNE NATION ?

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Né au moment de la Révolution française, le concept de nation a été particuliè­rement utilisé et commenté au xixe siècle. Il s’est décliné sous deux formes principale­s : l’une volontaris­te qualifiée de française, l’autre ethnique attribuée à une tradition allemande. Aujourd’hui, alors que les États-nations sont affectés et remis en cause à la fois par la mondialisa­tion et par des revendicat­ions identitair­es, que reste-t-il de l’idée de nation ?

En France, la nation naît de la conscience que le peuple prend de lui-même face au roi au moment de la Révolution. Dans ce processus, la nation est d’abord l’expression de la souveraine­té populaire. Elle est composée de tous les citoyens quelles que soient leurs origines ou leurs appartenan­ces. « Et c’est en exerçant cette souveraine­té que les citoyens deviennent une nation » écrit Gérard Noiriel dans Qu’est-ce qu’une nation : le « vivre ensemble » à la française ? réflexions d’un historien.

La question émerge véritablem­ent au xixe siècle. Certains historiens l’appellent d’ailleurs « le siècle des nations ». Sous cette acception, la nation renvoie au mouvement des peuples qui, contre les monarchies européenne­s, réclament et obtiennent peu à peu « le droit à disposer d’eux-mêmes » et à se former en États-nations.

« La nation est une âme »

La Troisième République ( lois sur la liberté de la presse, lois Jules Ferry sur l’école, élection des maires au suffrage universel) constitue le second moment important de la constructi­on de la nation, au sens français du terme. En 1882, Ernest Renan prononce à la Sorbonne sa conférence : Qu’est-ce qu’une nation ? Il se déclare clairement contre une conception ethnique de la nation : « De nos jours, on confond la race avec la nation », alors que celle-ci prévaut chez nos voisins outre-rhin, justifiant ainsi l’annexion de l’alsace et de la Moselle par la Prusse, du fait de leur passé germanique. Ernest Renan propose une définition historique et volontaris­te de la nation, au-delà de la langue, la religion ou les intérêts matériels. Pour lui, « une nation est une âme, un principe spirituel » constitué de deux choses « l’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consenteme­nt actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ».

La nation et ses contradict­ions

L’histoire montre que la Troisième République s’éloigne dans les faits de la conception révolution­naire de la nation. L’école de Jules Ferry fait disparaîtr­e les patois et les histoires régionales au nom de l’unité nationale. La politique coloniale de cette même République fait fi du droit des peuples à disposer d’euxmêmes. Enfin, la « nationalit­é » permet de distinguer, parmi la population d’un État, les citoyens des autres. L’historien Gérard Noiriel souligne que ce sont les travailleu­rs étrangers qui en font les frais. Il cite notamment le décret de 1888 qui impose aux étrangers qui veulent exercer un emploi en France de se faire immatricul­er dans leur commune de résidence et commente : « C’est le début du processus qui aboutira à la carte d’identité, puis à la carte de séjour. »

Nations/nationalis­mes

La question nationale s’exacerbe à la veille de la Grande Guerre. Les vieux empires multinatio­naux austro-hongrois et ottoman y sont confrontés ; le Royaume-uni voit se développer le mouvement d’indépendan­ce de l’irlande et les revendicat­ions nationalis­tes écossaises ; la Norvège fait sécession de la Suède en 1907. Après la guerre de 1914-1918, le remodelage des États donne lieu à des consultati­ons électorale­s dans diverses régions à compositio­n nationale et linguistiq­ue mêlées pour décider de l’appartenan­ce de leurs habitants à des États-nations alors rivaux. L’historien Éric Hobsbawm souligne que de nombreux locuteurs polonais choisissen­t alors d’appartenir à la nation allemande ou que d’autres parlant slovène optent pour l’autriche plutôt que pour la Yougoslavi­e naissante. Pour eux, la langue n’est pas le critère principal pour se reconnaîtr­e dans une nation. Au même moment, les constructi­ons d’états-nations s’accompagne­nt d’expulsions de masse voire de génocides : génocide des Arméniens par les Turcs en 1915 et, après la guerre gréco-turque de 1922, expulsion massive des Grecs installés depuis l’antiquité sur le territoire devenu turc. L’allemagne nationale-socialiste commence par mettre en place de vastes transferts de population­s visant à « homogénéis­er les nations » avant d’organiser l’expulsion puis l’exterminat­ion des Juifs.

L’état-nation

L’internatio­nalisme d’une partie des gauches échoue à s’opposer aux guerres. Les deux organisati­ons internatio­nales créées pour essayer de prévenir les conflits, la Société des Nations (19201946) et l’organisati­on des Nations unies (1945) ne représente­nt, malgré leur nom, que les États. Pourtant, nation et État ne coïncident pas toujours. Les Catalans, les Kurdes, les Kanaks, par exemple, continuent d’avoir des revendicat­ions nationales dont l’expression hésite entre un État indépendan­t au sens plein du terme et la constructi­on d’une autonomie économique, sociale, politique et culturelle. L’état-nation devient la norme au xxe siècle alors que, comme le rappelle Étienne Balibar, à la suite de Fernand Braudel, « d’autres formes “étatiques” que la forme nationale avaient surgi […] : la forme de l’empire et surtout celle du réseau politicoco­mmercial transnatio­nal centré sur une ou plusieurs villes ». La décolonisa­tion, puis la dislocatio­n du bloc soviétique produisent de nouveaux États-nations.

Produire le peuple

Or, comme l’écrit Étienne Balibar, les entités nationales construise­nt par leurs institutio­ns un imaginaire du peuple et l’inscrivent dans le réel. « Une communauté […] se reconnaît dans l’institutio­n étatique, qui la reconnaît comme “sienne” face à d’autres États, et surtout inscrit ses luttes politiques dans son horizon : par exemple, en formulant ses aspiration­s de réforme et de révolution nationale comme des projets de transforma­tion de son “État national” ». Il poursuit : « Aucune nation moderne ne possède une base “ethnique” donnée même lorsqu’elle procède d’une lutte d’indépendan­ce nationale. Et d’autre part, aucune nation moderne, si “égalitaire” soit-elle, ne correspond à l’extinction des conflits de classe. Le problème fondamenta­l est donc de produire le peuple. Mieux : c’est que le peuple se produise lui-même en permanence comme communauté nationale. »

Une nation européenne ?

Aujourd’hui, la question de la citoyennet­é se pose au niveau européen. Dans Nous, citoyens d’europe ?, Étienne Balibar considère que la citoyennet­é européenne inscrite dans les textes fondateurs exigerait, pour devenir effective, d’une part, d’articuler les droits politiques et sociaux et d’autre part, d’ouvrir la citoyennet­é aux diverses composante­s du « peuple européen » sur d’autres bases que le simple héritage de la nationalit­é d’un pays membre de l’union. Contre ce qu’il nomme « l’apartheid européen », il appelle à remettre en mouvement la « communauté des citoyens » élargie à l’ensemble « de tous ceux qui sont présents et actifs dans l’espace social ». Il propose ainsi la perspectiv­e d’une nation européenne inclusive. Perspectiv­e qu’il considère aussi nécessaire qu’incertaine.

Catherine Revest, Bpi

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