MARIE FERRANTI
« LA CORSE EST AUSSI UN PAYSAGE MENTAL »
Révélée par La Princesse de Mantoue en 2002, la romancière de Saint-florent voit tous les jours la mer de sa fenêtre. Chez cette interprète de la terre et de l’âme corses, le paysage de l’île – doux et âpre – joue un rôle majeur. Cette passionnée de polyphonie ne dédaigne pas non plus fouiller l’histoire ancienne tout en animant un véritable phalanstère contemporain dans le cadre de Cors’odissea. Rencontre avec une créatrice engagée sur tous les fronts.
« Les yeux fermés, je reconnaîtrais la Corse à son odeur », écrivait Napoléon à Sainte-hélène. Souscrivez-vous à cette belle formule ? Tandis que je vous parle, je vois la mer. Mais, en Corse, le paysage n’est pas seulement concret, il est aussi métaphorique, il nourrit l’imaginaire littéraire. L’île est grande et, quand vous la traversez, vous découvrez une variété de paysages incroyable. Vivre dans une beauté aussi violente n’est pas facile. Il ne faut pas devenir indifférent à la beauté et il faut aussi se préserver de succomber à sa contemplation. Pour l’écrivain, cette ambiguïté est intéressante. C’est ainsi que je comprends le mot de Napoléon, lié à la première expérience sensuelle avec le lieu, devenu fantasme. Il dit quelque chose de fondamental sur le lien quasiment charnel que chacun d’entre nous peut entretenir avec cette île. Comment est né votre attachement à Saint-florent et aux Agriates ? En Corse, il est compliqué de répondre à la question « d’où es-tu ? ». Les Corses peuvent être d’ajaccio ou de Bastia (c’est mon cas) tout en ayant un lieu-source, souvent à la montagne. Pour moi, c’est Lento, avec lequel je conserve un lien fort – un village où il n’y a pas trente personnes l’hiver. Saint-florent ne correspond à aucun de ces deux critères. Je m’y suis mariée. J’y vis depuis trente ans. J’aime la douceur de son paysage. J’ai écrit un livre autour de Saint-florent et ses personnalités les plus attachantes : Marguerite et les grenouilles.
Quels coins de la Corse regrettezvous de ne pas assez connaître ? J’ai beaucoup exploré la Corse dernièrement à la faveur du projet Cors’odissea. Cependant, parcourir un lieu n’est pas le connaître. J’avoue que je suis un peu fermée à la haute montagne, qui me fascine et m’effraie à la fois. J’ai eu plusieurs fois la tentation de la découvrir mais… les aiguilles de Bavella sont très belles… vues de loin ! D’ailleurs, il y a souvent chez les Corses une méconnaissance de l’île, dont beaucoup d’endroits restent pour eux Terra incognita. Ce qui est fascinant, car l’île est inépuisable.
L’histoire est un paysage à sa manière et vous vous êtes récemment penchée sur le personnage de Pozzo di Borgo, un Corse peu connu du grand public, dont vous retracez la vie en parallèle à celle de Napoléon. Pourquoi l’avoir choisi ? Pozzo di Borgo est moins connu que Napoléon – mais qui ne l’est pas ? Plus âgé de cinq ans, il était l’ami de Joseph Bonaparte, le frère aîné de Napoléon. Il a eu une carrière extraordinaire de grand diplomate européen, comme un Talleyrand ou un Metternich. Royaliste, il a rejoint la colonie des émigrés français à Saint-pétersbourg. Il a fini sa carrière comme ambassadeur de Russie à Londres. Même s’ils ne se sont quasiment jamais revus après l’adolescence, il existe entre Pozzo et
Napoléon une histoire parallèle et contradictoire fascinante. Quand Napoléon est sacré empereur, Pozzo est dévasté. Quand Napoléon abdique, c’est son heure de gloire.
Travaillez-vous à « révéler » d’autres personnages oubliés de l’histoire corse ? Oui, et je n’ai pas eu à chercher loin pour trouver un personnage extraordinaire : à Oletta. C’est à quelques kilomètres de chez moi. C’est une femme : Maria Gentile. Elle a été une véritable Antigone corse. Au xviiie siècle. Au moment où la France prend possession de la Corse, en 1768, la guerre entre l’armée française et les indépendantistes connaît des épisodes de grande violence. Accusés de complot, des hommes sont roués vifs et condamnés à être laissés sans sépulture. Au péril de sa vie, Maria Gentile donna une sépulture à son fiancé qui figurait parmi les condamnés. Le maréchal de Vaux, qui commandait les forces françaises, fut impressionné par son courage et lui accorda sa grâce. J’ai écrit une pièce sur cette histoire, qui évoque immanquablement ce qui se passe aujourd’hui au Proche-orient, où fleurissent les Antigone. La pièce sera jouée cet été en Balagne, à Nonza, à Bonifacio, à Sartène…
Un de vos derniers livres, Les Maîtres de chant, est partiellement bilingue. Écrivez-vous en corse ? Non, mais j’ai fait exception pour écrire une chanson : Lamentu amaru (lamento amer) qui se trouve sur Odisseu, le dernier opus du groupe I Campagnoli. Guidu Calvelli, le chanteur principal, en a composé la musique. C’est aussi grâce à lui que j’ai appris un peu d’orthographe en corse, car il m’a donné quelques leçons ! Et c’est mon ami Ghjacumu (Jacques) Thiers qui a relu Les Maîtres de chant. Je lui en suis reconnaissante, car la tâche n’était pas mince ! Cependant, le corse a été ma langue maternelle jusqu’à l’âge de 6 ans et ce qu’on appelle improprement «la polyphonie» corse m’accompagne depuis l’enfance. Les Maîtres de chant est inspiré par le travail d’i Campagnoli et par les ateliers de chant de Petru Guelfucci, qui transmet le cantu in paghjella, ce chant ancestral qui se pratique à trois voix. L’unesco l’a inscrit sur sa liste du patrimoine immatériel à préserver urgemment. J’ai été très touchée que mon éditeur approuve mon projet de conserver le témoignage en corse de Petru. Qu’il y ait du corse dans la collection Blanche de Gallimard était important. Antoine Gallimard est aussi très intéressé par Cors’odissea qui se poursuit avec Guidu Calvelli, des écrivains, comme Jacques Thiers, Jacques Fusina, Alain di Meglio, des plasticiens : Jean-paul Pancrazi, Ange Leccia, et d’autres artistes qui vont se joindre à nous cette année. ß