DES TOURS EN CORSE
C’est pour protéger la population et l’économie locale source de profits et d’influence, que les Génois de l’office de Saint-georges font édifier les tours littorales au début du xvie siècle.
Ce chapelet compta une centaine de ces vigies de pierre. Il en reste aujourd’hui soixante-dix : très nombreuses sur le Cap Corse, bien en vue sur la côte ouest, elles sont moins présentes sur la côte est. Assurément, elle est plus belle qu’une carte postale… Dans le rose du couchant, sa masse noire se découpe, puissante, imprenable. De sa base, on embrasse toute la Méditerranée, dans l’espoir du rayon vert. En contrebas, veille l’église dédiée à sainte Julie, une symphonie de couleurs pastel. Sur les terrasses qui escaladent la montagne, poussent les odorants cédrats. Quel panorama plus varié et pittoresque peuton rêver ? Mais ce n’est pas pour assouvir leurs goûts esthétiques que les hommes d’autrefois bâtirent cette rude architecture. Dans le Cap Corse, la tour de Nonza fut successivement la résidence d’une grande famille médiévale, les Avogari, puis une place forte génoise, enfin un élément important du réseau fortifié de Pascal Paoli. Sa vocation ? Guerrière évidemment, qu’il s’agisse de défense ou d’intimidation. La Corse est ainsi constellée de ces tours aux murs
colossaux (jusqu’à trois mètres d’épaisseur) qui équipent à peu près tout son littoral, même si leur densité est inégale : une forte concentration dans le Cap Corse, une moindre représentation dans la Plaine orientale.
JAMAIS EN BORD DE MER !
C’est une banalité, une évidence pour les locaux, mais souvent une surprise pour le visiteur : les villages corses ne s’établissaient jamais au bord de la mer. On craignait les effets délétères de la malaria mais, plus encore, les incursions des pirates sarrasins puis des galiotes ottomanes. Pendant plusieurs siècles, du xie jusqu’au début du xviie, cette hantise poussa les habitants à s’établir sur les sommets escarpés. Avec une conséquence dramatique, que répètent comme une cantilène les chroniqueurs Giustiniani, Filippini ou Ceccaldi : l’abandon des meilleures terres et un appauvrissement de la population, tenue de survivre sur des parcelles stériles, rocailleuses, en nid d’aigle… Même le transport du sel, indispensable à l’industrie du fromage et des salaisons, en était considérablement compliqué.
UNE VIGILANCE CONTINUELLE
L’âge d’or de ces fortifications littorales remonte au xvie siècle, sous la domination de Gênes, et c’est donc justice qu’elles aient pris le nom générique de « tours génoises ». Mérimée dans ses Notes d’un voyage en Corse, en brosse un portrait efficace : « Les fréquentes descentes des pirates barbaresques sur les côtes de l’île obligeant à une vigilance continuelle, on établit sur le littoral une suite de tours, sur tous les points qui commandent la vue, et souvent assez rapprochées pour correspondre par signaux. » La description de l’intérieur est restée valable, et on peut s’en convaincre en
Dans le Cap Corse, la tour de Nonza fut successivement la résidence d’une grande famille médiévale, les Avogari, puis une place forte génoise, enfin un élément important du réseau fortifié de Pascal Paoli.
Plus au sud, la tour de Porto et celle de Girolata sont originales car de structure carrée et non circulaire, comme la plupart des autres constructions.
Partout, elles permettent de superbes balades, offrant des paysages somptueux. Ainsi, de celle de Capitello, encadrée d’agaves et de figuiers de Barbarie, jouit-on d’un panorama imprenable sur Ajaccio.
visitant les tours qui sont ouvertes au public, par exemple celle de Porto : une salle basse servant de magasin, un étage pour loger la petite garnison des torregiani (les gardiens de tours), une plateforme entourée de mâchicoulis. Il fallait être agile pour y pénétrer, le seul accès étant une échelle mobile que l’on remontait. Assurément, ces tours dessinent en filigrane une histoire de la Corse. Ainsi celle de Santa Maria della Chiapella, près de Rogliano dans le Cap Corse. Bâtie en 154849, elle est aujourd’hui à l’état de « ruine éventrée » (ce qui permet de bien comprendre son organisation intérieure, avec la citerne en partie basse, qui était alimentée par les eaux pluviales). Responsable de ces dégâts : un stratège qui fera parler de lui plus tard mais qui, en 1794, risqua de perdre la vie et laissa un oeil lors d’une campagne corse : Wellington.
LA CORSE INSPIRE WELLINGTON
Plus à l’ouest et un peu plus récente (1564), protégeant Saint-florent, la tour de la Mortella eut également affaire à Wellington. Le 7 février 1794, sa résistance à la puissance de feu des 106 canons des navires de guerre Fortitude et Juno (elle ne fut prise que par une attaque terrestre, menée par le colonel Moore) impressionna l’amiral. Il demanda qu’on étudie sa structure et que l’on s’en inspire : les Martello Towers qui piquettent le littoral anglais, irlandais et écossais, ainsi que de nombreux autres rivages dans le monde, ont une claire ascendance corse… Plus au sud, la tour de Porto et celle de Girolata sont originales car de structure carrée et non circulaire, comme la plupart des autres constructions. Girolata fit la preuve éclatante de son efficacité : c’est à sa proximité que fut capturé en juin 1540 le corsaire turc Dragut qui faisait régner la terreur sur l’île. Mais il fut relâché quatre ans plus tard en échange d’une forte rançon et put continuer de harceler les flottes européennes jusqu’à sa mort, emporté par un boulet de canon à Malte, à l’âge de 80 ans.
DE DIFFICILES CONSTRUCTIONS…
Comment construisait-on une tour génoise ? Si certaines ont été directement édifiées par l’état génois, comme celle de Campumoru, près de Propriano (une masse impressionnante, plus large que haute, enserrée par une enceinte en étoile), la plupart devaient être prises en charge par les communautés locales, anxieuses d’assurer
leur défense. Il fallait dégager les ressources financières, souvent au moyen de la fiscalité (impôt sur le sel, par exemple) et recourir au travail obligatoire, sous forme de corvée. Le défi n’était pas mince : ces redoutes étaient établies dans des lieux éloignés, vers lesquels il fallait acheminer les matériaux. La construction de celle du Capo Rosso, l’une des plus scénographiques, sur un véritable bout du monde, épousant la roche ocre de Piana, fut un véritable tour de force.
MOINS CHÈRES QU’UNE GALÈRE
Des fours à chaux et à briques étaient généralement installés à proximité et il fallait aussi défrayer une troupe de garde pendant le chantier. Comme le rappelle Laurent Chabot dans Tours et citadelles de Corse (Édisud), la dépense restait inférieure à l’armement d’une galère, dont la construction coûtait environ 1 500 écus et l’armement annuel 3 000 écus. Une belle tour était achevée pour moins de 10 000 écus et pouvait défier le passage des saisons… La grande époque de construction commence en 1520, connaît une accélération en 1550, face à la menace d’intervention française, puis une nouvelle poussée en 1571-73 après l’échec de la guerre d’indépendance de Sampieru Corsu, et prend fin vers 1620. Aujourd’hui, la menace des corsaires s’est bien amenuisée et le temps a fait son oeuvre. Des plus de 100 tours de la grande époque, il en reste un peu moins de 70. Beaucoup sont en ruine, certaines ont été habilement restaurées, près de la moitié sont inscrites ou classées monuments historiques. Le Conservatoire du littoral en possède neuf, certaines sont partiellement accessibles, exceptionnellement dans leur totalité, comme à Campumoru, où une exposition détaille l’histoire du site. Partout, elles permettent de superbes balades, offrant des paysages somptueux.
UNE MER BLEU CARAÏBES
Ainsi, de celle de Capitello, encadrée d’agaves et de figuiers de Barbarie, jouit-on d’un panorama imprenable sur Ajaccio. Si l’est de l’île est moins pourvu, il possède quelques joyaux, comme la tour de Fautea, récemment restaurée. Pour l’atteindre, on part de la plage de sable blanc, on s’égratigne aux buissons de lentisque et de genévrier maison, et on est récompensé par une image de mer turquoise qui semble venue tout droit des Caraïbes. Les passionnés pourront même jouer aux torregiani : la tour de Micalona, à Olmeto, près de Propriano, appartient à un particulier qui la loue comme maison d’hôtes. On peut claquer la grosse porte de chêne sans craindre que les Barbaresques viennent la fendre à la hache. Et si la terrasse sert encore d’incomparable poste de guet sur le golfe du Valinco, elle joue surtout le rôle de solarium. ẞ