LE GOÛT DU MOUVEMENT
« La forme d’une ville, on le sait, change plus vite que le coeur d’un mortel », a écrit Julien Gracq. La formule est inspirée d’un poème de Baudelaire, Le Cygne, qui trouvera sa place dans Les Fleurs du Mal. Une réflexion qui s’appliquait bien sûr à la ville de Nantes, mais qui sied tellement à Bordeaux ! Se souvient-on des années 1970-1980… Le port de la Lune n’était plus l’ombre que de lui-même. Hangars désertés, quais mal famés, circulation automobile infernale, maisons aux façades xviiie siècle ternies et, pour beaucoup, dans un désolant abandon. Le quai des Chartrons, aujourd’hui fleuron de la préfecture girondine, apparaissait tel un repoussoir. En écho, ces mots de Jean Lacouture, « Bordeaux emmailloté dans ses nostalgies, maquillé de suie, vêtu de sombre et terrifié par le moindre écho de modernité… » Ça, c’était avant l’arrivée du tramway, l’aménagement des quais par un paysagiste providentiel, l’inscription au Patrimoine mondial de l’unesco…
Toute l’histoire de Bordeaux est là pour prouver combien sa vitalité, sa capacité à se transformer, sa volonté de prendre son destin à bras-le-corps sont immarcescibles. Bordeaux est une ville qui s’est inventée, qui continue de le faire, au jour le jour. Tout comme le premier tram à la fin du xixe siècle avait changé la perception et la déambulation urbaine, le tramway a entraîné une requalification urbaine profonde de l’ensemble de l’agglomération (Bordeaux Métropole), faisant tomber certaines frontières, qu’elles soient administratives, mentales, culturelles. Et comme tout mouvement génère sa cinématique, à moins que ce soit l’inverse, nombre de créations architecturales contemporaines se dessinent comme les Bassins à flot, proches de l’admirable Cité du vin d’anouk Legendre et Nicolas Desmazières ; l’aménagement des rives d’arcins et le futur pont imaginé par l’architecte Rem Koolhaas ou encore la redécouverte de la rive droite et l’ancien quartier ouvrier de la Bastide.
Et si l’on s’attache si naturellement à Bordeaux, c’est aussi parce qu’elle aime à surprendre le promeneur, connaisseur de la cité autant que visiteur d’un jour, par les lieux qui persistent à se détourner des rendez-vous attendus du coeur de la ville pour s’éparpiller en des « cités secrètes ». C’est cette ville, côté cour et côté jardin, vue d’en haut comme de dessous, que le photographe Philippe Roy, girondin grand teint élevé entre vignes et rives du fleuve, et la journaliste Sophie Denis, bordelaise de coeur, nous révèlent sur une carte du tendre au goût de l’insolite.