SEL ET SALINES
L'OR BLANC DE FRANCHE-COMTÉ Riche en gisements salifères, la Franche-comté fut, au moins dès le haut Moyen Âge, un haut lieu de l'exploitation du sel – un élément vital, précieux et… lourdement taxé. Témoignages de cette fascinante épopée industrielle, la saline royale d'arc-et-senans ainsi que celle de Salinsles-bains, dans le Jura, sont toutes deux inscrites au patrimoine de l'unesco.
Si loin de la mer… la Franche-comté est pourtant bel et bien une région très riche en sel. Pour expliquer la présence de ses nombreux gisements salifères, il faut remonter… à l’ère secondaire. « Il y a quelque 215 millions d’années, l’océan recouvrait la région. Il a déposé des couches de calcaire et de marne qui se sont fossilisées : les cours d’eau qui les traversent se chargent de sel et ressurgissent en des sources salées naturelles ou en puits », explique Isabelle Sallé, responsable Culture et Patrimoine de la Saline royale d’arc-et-senans. C’est ce qu’on appelle le « sel gemme » – témoin de continents anciennement immergés – qui repose, ici, sur le rebord occidental du Jura enfoui à 240 m environ sous les sédiments.
Extraction ancestrale
Élément vital, indispensable, entre autres, à la conservation des aliments, le sel est extrait localement depuis au moins le viie millénaire avant J.-C. C’est, selon les traces écrites, au xiiie siècle, sous le seigneur local Jean de Chalon l’antique que son exploitation prend une ampleur considérable. On compte trois puits d’extraction à Salins – un site proche des forêts qui fournissent en bois le combustible nécessaire. « C’est un sel dit ignigène, qui est produit grâce à l’action du feu », précise Isabelle Sallé.
Sel et feu
Au Moyen Âge, l’eau salée était pompée dans des galeries voûtées aux allures de cathédrale souterraine. À Salins – comme plus tard à Arc-etsenans ou à Montmorot – la saumure était mise à cuire dans de grandes poêles en cuivre, chauffée jusqu’à l’évaporation de l’eau. Un temps de cuisson qui pouvait durer jusqu’à plus de 24 heures, selon la qualité de sel désirée. Dans des conditions extrêmement difficiles, souvent suffocantes, les sauniers veillaient à la cuisson et à la cristallisation du sel, avant de procéder à son tirage à l'aide de râbles – outils similaires à de grands râteaux. Égoutté, séché, transporté dans les seilles, le
sel était ensuite vendu, façonné en pains, notamment jusque dans les contrées suisses, qui en furent longtemps dépourvues. 4 600 tonnes de sel, 9 tonnes de fer et 11 tonnes de bois… c’est ce que consomme chaque année, au xve siècle, la grande saline de Salins. Un siècle plus tard, les salines font travailler l’équivalent de 10000 personnes. Une source de fortune pour les habitants (sauniers, forgerons, bûcherons…), mais surtout, pour les ducs de Bourgogne et la couronne espagnole, successivement propriétaires des lieux. Salins, solidement fortifiée pour éviter le vol des denrées, est alors même la deuxième plus grande ville de la région après Dole. Pourtant, dès le xviie siècle, les officiers des salines se plaignent que les bois sont « fort gâtés, stériles ».
Une saline royale… loin du sel
Par le traité de Nimègue de 1678, la Franche-comté est rattachée au royaume de France – royaume pour qui la gabelle, le fameux et si impopulaire impôt sur le sel, est une taxe considérable pour couvrir les dépenses militaires de la Monarchie. « C’était un peu le pétrole de l’époque, ce n’est pas pour rien qu’on l’appelait l’or blanc et qu’il fut un objet de convoitise des contrebandiers », détaille Isabelle Sallé. Partant du principe qu’il est « plus facile de faire voyager l’eau que voiturer la forêt en détail », un décret royal ordonne en 1773 la naissance, 15 km plus loin, d’une
nouvelle manufacture, la célèbre saline d’arc-et-senans, d'abord baptisée saline royale de Chaux. Claudenicolas Ledoux est missionné pour construire cette nouvelle saline – qui a l’avantage d’être à l’orée de la grande forêt de Chaux, riche en combustible. Inspiré par les philosophes des Lumières, l’architecte éclairé dessine un véritable « palais du sel », qui ressemble plus à un théâtre qu’à une manufacture. « Un saumoduc, sorte de pipe-line long d’une vingtaine de kilomètres, achemine l’eau salée depuis Salins jusqu’à la nouvelle saline, où elle est évaporée », poursuit l’experte. Mais cette manufacture grandiose – un des fleurons du patrimoine industriel français, inscrit à l’unesco – est un semi-échec. La concurrence des marais salants d’atlantique et de Méditerranée, mais aussi le développement du chemin de fer, rendent rapidement obsolète le sel gemme franc-comtois. La saline royale ferme pour de bon ses portes en 1895.
une reconversion réussie : le thermalisme
Pour autant, le sel franc-comtois connaît une deuxième vie. Dans l’industrie, tout d’abord. Dès le xixe siècle, les entreprises chimiques fabriquent verre ou savon avec de la soude. D’autres – telle la Belge Solvay, toujours implantée dans le Jura – utilisent aujourd’hui le sel dans la pétrochimie comme matière première pour produire du chlore (qui donne le PVC, par exemple). Parallèlement, Salins, qui devient officiellement Salins-les-bains en 1926, profite de l’essor du thermalisme en vogue au xixe siècle.
Dès 1854, la petite saline est reconvertie en établissement thermal, où les curistes affluent pour soigner rhumatismes ou arthrose. En 2017, un nouvel établissement, Thermasalina, a ouvert ses portes, vantant les eaux de source de Salins-les-bains, « plus denses en sels minéraux que la mer Morte ».