LA GÉOGRAPHIE DES DÉSIRS
Quoi que l’on fasse, en voyage, on est toujours, à un moment ou un autre, le touriste de quelqu’un… Lorsque, à l’occasion de la dégustation d’un mont-d’or dans une auberge d’altitude à La Chapelle-des-bois, je pose la question pourquoi ce fromage possède une ceinture d’écorce, c’est avec un petit sourire entendu que l’on me répond : « Faut demander au sanglier! » Sentant que je suis passé auprès de mes hôtes pour celui que je ne veux pas être, je suis finalement sauvé par le gong grâce à Patrick. C’est lui le sanglier, rien à voir avec le grognon animal, même s’ils ont un point commun : une connaissance intime de la forêt. Ce Montagnon exercice un métier aussi rare qu’insolite. Et joignant le geste à la parole, il m’embarque, dès le lendemain matin, au coeur de la forêt, noire tignasse végétale qui couronne la cime des monts et barre l’horizon. À l’aide d’une plumette et d’un couteau à sangle, de fines lanières – calibrées à l’oeil! – sont extraites des plus belles grumes d’épicéa. Elles serviront à cercler le fromage lui offrant ce goût inégalé.
Tout aussi insolites apparaissent les paysages francs-comtois. Guère étonnant que les légendes, face à la puissance des éléments naturels, y demeurent vivaces… Vouivres, fées bûcheronnes, dames blanches se sentent comme chez elles parmi les amas de roches bleutés, les plateaux creusés de gorges, les combes, cluses, anticlinaux, reculées (qui n’a vu le cirque de Baume-les-messieurs, où se forgea l’esprit de Cluny, se prive d’une authentique émotion), lacs bleu pâle miroirs des ciels, tourbières peuplées de droséra, résurgences.
Et notre sanglier de nous apprendre que le tracé hydrogéologique, mettant en évidence la ramification souterraine du Doubs avec les sources de la Loue, est dû à l’incendie de la distillerie Pernod, à Pontarlier en 1901. Des milliers de litres d’absinthe colorèrent le Doubs avant de rejoindre, via une résurgence karstique, les eaux de la Loue chères au peintre Gustave Courbet. Une histoire qui ne doit rien à un mauvais tour de la « fée verte »!
Dans le massif du Jura, les saisons impriment leurs marques, métamorphosant les paysages, aussi sûrement que les grandes marées océaniques vous mettent cul par-dessus tête une baie ou les abords d’une île. À la saison froide, le haut Jura (pays du Risoux, forêt du Massacre, Noirmont, val de Morez, combe des Cives, plateau de Grandvaux) se couvre de blanc et de silence. Le petit bourg de Mouthe affole les météorologistes nationaux qui brandissent le spectre de températures sibériennes (il faut dire que les – 30, – 40 °C sont bon an, mal an atteints)! Bref, « les hivers (sont) gravés d’un burin terriblement mordant », comme le racontait l’écrivain lédonien Bernard Clavel.
Les étés, eux, peuvent être brûlants. Le vignoble, d’arbois à Château-chalon, berceau du plus mystérieux des vins – le vin jaune qu’engendrent les grains ensoleillés du savagnin magicien – s’épanouit dans la chaleur des parois blanches des reculées.
Si cette Comté peut se définir volontiers par ce qu’elle cache, ses secrets se dévoilent aux regards sans oeillères.