L’OEIL DE LA BEUQUETTE ET LE SOURIRE DE L’ANGE
L’écrivain ardennais André Dhôtel (1900-1991) a écrit que c’est « le pays où l’on n’arrive jamais », comme pour bien prévenir qu’il existe dans le même pays plusieurs mondes. Ce à quoi un autre grand écrivain des Ardennes, Yanny Hureaux, lui répond qu’il « lui faudrait vivre mille ans pour espérer savoir les Ardennes ». Ce pays singulier, et surtout ses habitants, Yanny Hureaux l’observe depuis des lunes. Et pas à la manière un peu vulgaire d’un docte sociologue, classant, triant, répertoriant, étiquetant lesdites populations. Non, la manière Hureaux c’est: du point de vue de la beuquette (pour une bonne cause puisqu’il s’agit de la rédaction d’une chronique dans le quotidien L’ardennais). Ici, une beuquette, ça ressemble à une sorte de petit oculus, placé au côté de l’évier dans la cuisine, où mijote une cacasse à cul nu. De ce poste d’observation, vous pouvez épier ce qui se passe à l’extérieur en toute discrétion. Et il en perçoit des choses Hureaux le poète chez ses congénères, peuple ouvrageux, taiseux comme pas deux, fier mais avec retenue.
Et côté poésie, le pays n’est pas en reste. Ces crêtes pré-ardennaises, ce haut plateau suspendu au-dessus de « la valleye », cette toison vorace et indomptée de forêts légendaires (des quatre fils Aymon et le cheval Bayard aux Dames de la Meuse en passant par ce « petit peuple » des sylves), lorsque vous les découvrirez, vous placerez vos pas dans ceux de deux hommes aux semelles de vent, Rimbe et Lélian, Arthur Rimbaud et Paul Verlaine.
Ces maudits battront campagne, transbahutant leurs fulgurances créatrices pour le meilleur et pour le pire de leur orageuse liaison.
Quittons les Ardennes en se laissant glisser tout sud. Après une halte à Rethel, où Verlaine « touchait à ses sources et s’y rafraîchissait l’âme », la Champagne crayeuse, que l’on désigne aussi par Champagne pouilleuse, nous accueille sur une autre terre.
C’est un poète, encore et toujours, qui célèbre l’invention de Dom Pierre Pérignon, moine bénédictin de l’abbaye d’hautvillers près d’épernay: pour Apollinaire, « […] un champagne irréel qui mousse comme un escargot ou comme un cerveau de poète […] ; c’est un voyage dans le voyage ». Nous l’avons vérifié avec la modération qui sied aux journalistes de bonne volonté, tout au long de notre déambulation aux flancs de la Montagne de Reims. Au coeur de cette houle de vignes recouvrant les coteaux, chaque village veille sur son pétillant trésor. Domaines, maisons de récoltantsmanipulants, crayères… voilà tout un monde que l’unesco a inscrit au titre du patrimoine mondial de l’humanité, dans la catégorie « paysage culturel ». Le célèbre label de protection et sauvegarde du patrimoine a été sensible à L’ange au Sourire de la cathédrale Notre-dame, célèbre statue sculptée vers 1240 et qui a survécu à toutes les turpitudes de l’histoire. Pour le reste, la capitale du champagne (avec Épernay!) est un musée à ciel ouvert.
À Troyes, c’est encore une histoire de « bouchon » qui vous fera pétiller les yeux. Le coeur historique offre en effet une topographie à l’unisson de sa voisine champenoise. Au temple de la consommation que représente l’un des plus grands centres de magasins d’usines à prix outlet, vous pourrez préférer le palais épiscopal ou le musée de l’outil et de la Pensée ouvrière.