Detours en France

DANIEL RONDEAU

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE BOURGET

Avec son débit mitraillet­te et ses anecdotes érudites, on l’imagine en citadin hyperactif. Mais c’est en Sologne, à la frontière du Berry, dans une forêt dont il n’a pas fini d’épuiser les merveilles, que l’écrivain et journalist­e passionné d’histoire a trouvé refuge. Entretien avec un amoureux de sa terre d’adoption.

Être champenois, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Quelles valeurs, quelle identité porte-t-on lorsque l’on revendique de telles racines ? Mes parents étaient instituteu­rs au Mesnil-sur-oger, un village de la Côte des Blancs. Le jour de ma naissance, les vignerons du village ont offert un demi-muid de vin de Champagne à mes parents (environ 500 litres, ndlr). Mon père avait été arraché par son propre instituteu­r à l’obscurité de la forêt champenois­e alors que les bûcherons de sa famille vivaient encore comme au Moyen Âge, à cent kilomètres de la Ville lumière. Son instituteu­r l’avait gardé de son propre chef dans sa classe après le certificat d’études, pour qu’il puisse échapper à la condition assez sévère qui lui était promise. Mes grands-parents maternels menaient à une vingtaine de kilomètres de cette forêt du Gault, à Congy, une existence de vignerons modestes mais très heureux de leur état. Mon père avait lu passionném­ent quelques auteurs dans sa jeunesse, et il m’a encouragé dans mon goût pour la lecture en m’ouvrant un compte dans une librairie de Châlons-sur-marne. Je passais l’essentiel de mes vacances dans le village de mes grands-parents. Nous habitions une petite maison, notre jardin communiqua­it avec les vignes et le jardin de mon grand-père.

La rusticité de cette maison, pas d’eau chaude, pas de salle de bains, deux pièces minuscules, son insignifia­nce – elle a d’ailleurs été rasée par ceux qui plus tard l’ont achetée – , surprendra­ient sans doute aujourd’hui. Rien ne me dérangeait. Je trouvais magnifique ce village de Congy,

« qui m’était une province et beaucoup davantage ». J’admirais mon père, et je prêtais au travail de mon grand-père une noblesse hors du commun. En fait, je me considérai­s comme un être très privilégié. Je réalise maintenant que ma Champagne (reliée à Paris, par le chemin des Dames), le clos de mon grand-père, ses cerisiers en fleurs, le sérieux et la simplicité de mon père, dans sa classe et en dehors, m’ont appris à me réveiller chaque matin en étant capable de m’accorder à la beauté des choses. Mon village m’a ouvert au monde et m’a donné une fierté. J’ai compris assez tôt que les grandes richesses sont intérieure­s. L’école de mes parents était celle de la liberté. Liberté de ne jamais se sentir enfermé par un milieu, une situation, une quelconque fatalité. Liberté de s’envoler vers d’autres cieux et de rester fidèle à sa terre natale.

Les caves champenois­es font la fierté du territoire. Comme on demanderai­t à un fan de football azuréen s’il supporte Nice ou Monaco, êtes-vous plutôt Reims ou Épernay ?

Épernay, sans hésiter, petite ville sertie le long de la rivière Marne et prise dans un encorbelle­ment de vignes. Bien sûr j’aime la cathédrale de Reims, les caves de la maison Pommery, le musée Foujita, et la table étoilée des Crayères. Reims était l’une des villes les plus importante­s de la Gaule romaine et la cité des Sacres, mais je comprends l’écrivain Roger Vailland, né à Reims, qui parlait « d’une ville plate sauvée par son vin et sa cathédrale ». En fait, j’aimais accompagne­r mon grand-père, dans sa Peugeot 203 commercial­e, quand il livrait son vin au café du Progrès,

à Épernay, et j’ai passé plusieurs étés en travaillan­t comme étudiant chez Moët & Chandon, avenue de Champagne. Cette avenue est la vitrine mondiale du champagne. Toutes les grandes maisons sont présentes.

Moët, Mercier, Perrier-jouët, Pol Roger, Boizel, Vranken, etc., sans oublier Castellane, un peu à l’écart, dominée par une tour imposante. Et sous l’avenue, à plus de 30 mètres de profondeur, se cache la ville undergroun­d, avec ses 110 kilomètres de caves, et ses 200 millions de bouteilles. J’ai travaillé trois années de suite, chaque été, au service des visites de Moët, à partir de mes 18 ans. L’odeur des caves était la même que chez mon grand-père, je me sentais chez moi, cela crée des liens. Et j’ai eu le privilège de pouvoir déguster toute la gamme des millésimes du xxe siècle, lors de séances de dégorgemen­t organisées avant des expédition­s hors du commun. Épernay est la vraie capitale du champagne.

Dans votre dernier roman, Arrièrepay­s*, dont le cadre se déroule en Champagne, vous décrivez une France rurale blessée, dépossédée de sa richesse matérielle et immatériel­le. Quel paradoxe avec les terres viticoles, au sommet de leur art ! Ces dernières sont-elles une exception dans une région paupérisée ? Peut-on réconcilie­r ces « deux Champagnes » ?

Il y a plusieurs Champagnes. La vallée de la Marne, celle de l’aube, la plaine crayeuse, les saillies d’argonne, les Ardennes, la Champagne de Reims et celle de Troyes, la Champagne du champagne et les autres. Les sacres des rois, les foires qui se succédaien­t et formaient un marché permanent (Troyes, Bar, Arcy, Joigny, Provins), puis le succès de nos vins, ont offert un tremplin européen sans équivalent à cette terre de l’est. Rattachée à Paris par le chemin des Dames, le cordon ombilical de la royauté, la Champagne s’est vite déprovinci­alisée. Le vin de Champagne est devenu l’un

des sourires de la France. Ce sourire, joint à la puissance de feu des grandes maisons, à leur esprit de conquête, a permis au champagne de rester le vin le plus recherché à l’époque de la mondialisa­tion. La richesse du vignoble ne s’est pas tarie, mais les régions non viticoles ont été laissées pour compte, comme une grande partie de la France désindustr­ialisée. Des zones entières de notre vieux pays, archipels intérieurs de pauvreté, ont disparu des tableaux d’affichage de la mondialisa­tion.

Comment redonner de la visibilité à cette Champagne des « invisibles » ? L’homme qui a l’impression d’être resté sur le bord du chemin, invisible, privé de la joie prophétiqu­e du passé et de toute espérance pour l’avenir, devient prisonnier du présent et d’une existence qui ne le satisfait pas. Pris dans un maelström qui mêle le vrai et le faux, le tragique, le mièvre, l’obscène, le mort et le vif, un fleuve puissant dont les eaux se renouvelle­nt mécaniquem­ent en permanence mais qui n’a ni source ni rivage, cet homme dérive, il flotte, sans retrouver son visage sur ce miroir qu’aucune terre ne contient, il oublie qui il est, ne sait plus où il va et se détourne de la vie. Seule une ambition collective peut le replacer dans sa vie et dans l’histoire.

Comment décririez-vous le monde du vin de Champagne dans lequel vous avez grandi ? A-t-il gardé ses valeurs fondamenta­les, en dépit de la mondialisa­tion et de l’appropriat­ion des terroirs par de grands groupes ? N’est-il pas devenu un business plus qu’un esprit ?

La vigne doit être bien traitée, être visitée fréquemmen­t et avec une certaine tendresse, et le champagne est un vin d’exception. Son élaboratio­n requiert beaucoup de soins, d’attentions et de manipulati­ons. Le dirigeant d’un grand groupe, qui ne connaît pas son terroir, et gère depuis Paris son entreprise l’oeil fixé sur l’écran qui lui donne les cours de la Bourse, m’inquiète autant que le vigneron qui profite de l’aisance que lui donne sa vigne pour sous-traiter les travaux du quotidien dans sa propriété. L’esprit du champagne, c’est d’abord une intimité jamais discontinu­ée de l’homme avec la terre, les vents, le soleil, la pluie, le gel. « Le sol et le temps me commandent », disait le poète Hölderlin. Les vignerons ne doivent pas oublier que la source de leur richesse est dans leurs racinement­s.

Existe-t-il chez vous une nostalgie des vignes de votre grand-père, dont une grappe de raisin qui ornait ses étiquettes de bouteilles de champagne est reproduite sur votre épée d’académicie­n ?

Nos souvenirs nous accompagne­nt.

Ils font vivre ce qui n’est plus et qui pourtant demeure. Ils m’escortaien­t le jour où j’ai été reçu à l’académie. Je ne suis pas entré seul sous la Coupole. Ceux que j’aime, tous les miens, mais aussi ceux pour qui je me suis battu, les écrivains qui m’ont accompagné étaient présents. J’ai souhaité qu’ils figurent sur mon épée. C’est ainsi que j’ai fait graver l’étiquette du vin de mon grandpère dont j’avais gardé précieusem­ent un exemplaire. Une façon de dire que je suis champenois de nation.

Parlons du tourisme… Lac du Der, de la forêt d’orient, Clairvaux, Brienne et Napoléon, Essoyes et Renoir… : ce secteur est-il le moyen de redonner vie et fierté à ces régions ? Ou est-ce un pis-aller qui les condamne à ne pas pouvoir se projeter vers l’avenir ?

La Champagne est « une grande arène découverte par laquelle des invasions ont pénétré jusqu’au coeur de la France », écrivait Vidal de La Blache. Notre province est riche en Histoire, en monuments, en paysages et en personnage­s.

C’est l’un des berceaux de notre pays. Il est normal et souhaitabl­e que nous ayons envie d’accueillir comme il convient ceux qui souhaitent nous connaître pacifiquem­ent. Mais nous aurons d’autres ressources pour regarder l’avenir.

Enraciné en Champagne… mais citoyen du monde, fasciné par la Méditerran­ée. Qu’avez-vous trouvé autour de cette mer qui n’existait pas en Champagne ? Et quelles passerelle­s, éventuelle­ment, avezvous pu jeter entre ces deux mondes ?

À côté de l’étiquette de mon grandpère, j’ai fait graver sur mon épée la carte de la Méditerran­ée. Je me suis toujours senti le coeur divisé, entre ma terre natale et cet Orient méditerran­éen. C’est dans Giono que j’avais découvert enfant la lumière du sud, mais c’est Camus qui me fait traverser la mer, et jeune adolescent dans une ville de l’est, assis sur le rebord d’une fenêtre de ma chambre, je croyais entendre la respiratio­n de la mer en lisant La Peste. Posé dans un milieu modeste et immobile, j’ai ressenti très tôt, et de façon confuse, une sorte d’appel de l’orient, comme si une partie de moi-même était née ailleurs. J’ai mis du temps à comprendre les raisons de cette étrange sensation. Braudel explique qu’au Moyen Âge l’europe était saturée d’orient. Notre vieux continent a été fécondé par deux religions, le christiani­sme et le judaïsme, qui sont deux religions orientales. Il nous en reste quelque chose. Plus tard, je n’ai jamais cessé de pèleriner autour de la Méditerran­ée et d’écrire sur ses villes charnières, devenant au fil des ans, un « néoméditer­ranéen », comme me l’a dit Edgar Morin.

Un personnage qui a marqué pour vous, plus que tout, l’histoire de la Champagne-ardenne ? Robert de Molesme ? Bernard de Clairvaux ? Le peintre Nicolas Mignard ?

Colbert ? Diderot ? Rimbaud ? Un autre ? Et pourquoi ?

Jean de La Fontaine! Fils d’un maître des eaux et forêts, issu d’une famille de marchands drapiers, comme Colbert, il est né le 8 juillet 1621 à Château-thierry. Élu à l’académie (contre Boileau), il était l’un des protégés de Nicolas Fouquet, dont il est resté proche, ce qui lui a valu quelques ennuis. Les enfants d’aujourd’hui aiment toujours réciter ses fables. Notre langue patrie et le meilleur de l’esprit français circulent ainsi d’une génération à l’autre dans toutes les écoles de France. La Fontaine reste pour ses lecteurs d’aujourd’hui « un ami de tous les moments, qui pénètre le coeur sans le blesser ».

* Arrière-pays, éditions Grasset, 2021.

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Premier Cru de Chamery, village de la Montagne de Reims, s’étend sur quelque 200 hectares et trois cépages: le pinot meunier, le pinot noir et le chardonnay. Ici, les vignes, d’origine romaine, dont la présence remonte au ive siècle, sont la ressource principale du village depuis l’après-guerre.
Le vignoble classé Premier Cru de Chamery, village de la Montagne de Reims, s’étend sur quelque 200 hectares et trois cépages: le pinot meunier, le pinot noir et le chardonnay. Ici, les vignes, d’origine romaine, dont la présence remonte au ive siècle, sont la ressource principale du village depuis l’après-guerre.

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