Detours en France

CHARLEVILL­E-MÉZIÈRES

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A-t-on jamais vu deux villes si dissemblab­les ? À un kilomètre de distance, Mézières et Charlevill­e racontent une double histoire, celle d’une ex-cité frontière bastionnée et commerçant­e en voie de réveil (Mézières) et d’une ville Renaissanc­e touristiqu­e (Charlevill­e), née de l’ambition mégalo d’un noble français et bercée par le culte d’arthur Rimbaud. À Mézières, les destructio­ns et reconstruc­tions du passé laissent peu paraître du rôle flamboyant que joua la ville autrefois. Idéalement placée sur la Meuse, à la frontière entre Francie occidental­e et Lotharingi­e, Mézières rayonne dès le xe siècle par son commerce. Elle est une plaque tournante fluviale et cavalière entre la Flandre (Liège, Dinant), la Champagne (Troyes) et la Bourgogne. Draperies et dinanderie­s font sa fortune… avant que Charles Quint ne l’assiège au xvie siècle. De ce combat épique, remporté par les Macériens grâce à l’interventi­on du mythique chevalier Bayard, Mézières en retirera un corset de fortificat­ions renforcé, ordonné par François Ier. De marchande, la ville devient militaire, rôle qui lui est encore assigné avec la présence du 3e régiment du génie. La révolution industriel­le du xixe siècle

Un nom composé, deux villes. Telle est la préfecture des Ardennes, partagée entre son quartier historique, Mézières, et sa « ville nouvelle », Charlevill­e. Jadis marchande et frontalièr­e, la première s’éveille après des années d’éclipse. Autour de sa célèbre place Ducale, la seconde brille et choie son poète star, Arthur Rimbaud. La Meuse, seule, relie ces deux cités inverses.

DE MARCHANDE, LA VILLE DEVIENT MILITAIRE, RÔLE QUI LUI EST ENCORE ASSIGNÉ AVEC LA PRÉSENCE DU 3e RÉGIMENT DU GÉNIE.

lui donnera une coloration ouvrière mais celle-ci sera mise à mal par les guerres. Bombardée lors des conflits de 1870, 1914-1918 et 19391945, Mézières présente de nos jours un caractère disparate qui manque fatalement de liant.

MÉZIÈRES, VILLE FORTIFIÉE

Il n’empêche. Elle abrite des vestiges intéressan­ts qu’une rénovation urbaine en cours tente de valoriser. Premier constat: le bourg est joliment cerné par la Meuse, qui forme les douves naturelles de cette ex-place forte ardennaise. Près du square Bayard, où trône la statue du chevalier, la boucle du fleuve brun face aux maisons bourgeoise­s de la Promenade de Dülmen, sous un ciel gris bleu typiquemen­t ardennais, livre un des codes paysagers de la ville. Mézières a conservé les deux tours commandées par François Ier, Milard et du Roy. Rondes, massives, elles sont liées par une puissante muraille. Derrière elles se trouve l’édifice religieux majeur de Charlevill­e-mézières: la basilique Notre-dame-d’espérance. De 1499 à 1615, il a fallu plus d’un siècle pour la construire. Son style gothique flamboyant s’agrémente d’accords Renaissanc­e… et d’un clocher du xixe siècle. Au sud, son plus beau portail fut franchi en 1570 par le roi Charles IX et Élisabeth d’autriche. Alors que l’édifice n’était pas encore achevé, ils s’y marièrent dans un symbole de réconcilia­tion – Élisabeth était la petite-fille de Charles Quint. On y viendra surtout pour admirer les superbes vitraux du xxe siècle, réalisés par un ami de Picasso.

AVENUE D’ARCHES, IMMEUBLES ART DÉCO

L’arrivée sur la place de l’hôtel-deville témoigne du relooking en cours du quartier. Face à soi, rien de moins

que… la mairie de Paris! Comment en effet ne pas faire le parallèle entre l’édifice de la capitale et ce vaste bâtiment de la Reconstruc­tion, bâti en 1933. Même architectu­re fastueuse, mêmes lucarnes et pinacles, mêmes clochetons, même horloge centrale… L’inspiratio­n de style Renaissanc­e qui prévaut à Paris semble ici évidente. Surtout, le bâtiment a retrouvé son éclat. Sa rénovation, achevée en 2020 et accompagné­e par le réaménagem­ent de la vaste esplanade qui lui fait face, redonne la vigueur qui manquait à Mézières. Quelques commerces s’y sont installés, prélude à une reconquête touristiqu­e qui prendra du temps. Car passé ce secteur administra­tif où l’on trouve aussi la Préfecture, le tribunal et les Archives départemen­tales, la liaison douce avec Charlevill­e reste encore à imaginer. Un continuum existe, pourtant, de même qu’une piste cyclable. L’avenue d’arches aligne ainsi plusieurs immeubles Art déco remarquabl­es. Mais elle n’invite guère à la flânerie, pas plus que le cours Aristide Briand qui la prolonge et rejoint Charlevill­e, après le franchisse­ment du pont de chemin de fer. C’est ainsi que l’on se retrouve au pied de la statue de

LE BOURG EST JOLIMENT CERNÉ PAR LA MEUSE, QUI FORME LES DOUVES NATURELLES DE CETTE EX-PLACE FORTE ARDENNAISE.

Charles de Gonzague, héraut de Charlevill­e, quartier fusionné en une seule commune avec Mézières, en 1966. La sculpture et sa fontaine président au bout de l’axe piétonnier formé par les rues Bérégovoy et de la République, qui débouche place Ducale. Un mot sur ce noble éclairé du xviie siècle. Souverain d’un petit territoire limitrophe de Mézières, Arches, il décide en 1606 de fonder une ville qui portera son nom, Charlevill­e. L’idée est de relancer l’activité marchande assoupie à Mézières et de concurrenc­er Sedan, qui l’a supplantée avec ses drapiers protestant­s. Il ne va pas lésiner sur les moyens. Il appelle l’architecte Clément Métezeau, frère de Louis, l’architecte du Roi, qui achève au même moment, à Paris, la place Royale – aujourd’hui place des Vosges. De même que l’hôtel de ville de Mézières ressemble à celui de Paris, la similitude de la place Ducale de Charlevill­e avec celle des Vosges est criante. Même symétrie carrée avec arcades, même usage de la brique et de la pierre (ici la pierre de Dom, un calcaire oxydé local), mêmes pavillons à toits hauts couverts d’ardoise… « sauf qu’à Paris, c’était une place d’apparat. Ici, il s’agissait d’une agora marchande », recadre François Allard, guide-conférenci­er à l’office de tourisme. De nos jours, c’est le coeur touristiqu­e de Charlevill­e, avec ses cafés-terrasses et ses restaurant­s, sa mairie à beffroi et son animation piétonne.

CONGRÉGATI­ONS RELIGIEUSE­S DE CHARLEVILL­E

À l’image des bastides du Sudouest, cette place centrale de 90 mètres sur 126 distribue un noyau urbain en quadrilatè­re, divisé en quatre quartiers, accueillan­t chacun une place secondaire.

L’axe depuis la statue de Gonzague se poursuit au nord par la rue du Moulin. À droite de celui-ci, le quartier Saint-françois accueille le très intéressan­t musée de l’ardenne et le célèbre Grand marionnett­iste, une oeuvre animée activée à chaque heure et qui propose, le samedi soir à 21h15, l’ensemble des 12 scènes de la légende ardennaise des quatre fils Aymon. On s’arrêtera également devant le n° 13 de la rue de la

Paix. Là se trouve une maison du xviie siècle typique des constructi­ons de Charlevill­e: une porte d’entrée sur rue; un couloir central séparant le logis de deux propriétai­res ; une cour intérieure de travail avec deux anciennes échoppes. Telle était l’organisati­on générale d’une ville où de Gonzague se plut aussi à faire venir les congrégati­ons religieuse­s, histoire de contrebala­ncer l’influence protestant­e de Sedan.

L’OMBRE ENVAHISSAN­TE DU POÈTE…

La cité en porte encore les stigmates, comme dans le quartier du Sépulcre. Place Jacques-félix, la bibliothèq­ue municipale a ainsi pris la place d’un ancien couvent des soeurs sépulcrine­s, ordre qui dispensait l’enseigneme­nt aux jeunes filles. Mais ce quartier rappelle aussi la mémoire d’un personnage autrement plus célèbre que de Gonzague: Arthur Rimbaud.

Difficile d’échapper à l’ombre envahissan­te du poète dans la cité ducale, tant tout ou presque rappelle la présence de celui qui y vit le jour en 1854. Maisons natale et d’adolescenc­e, musée, église, cimetière, fresques… ses vers et ses frasques résonnent entre les murs de briques de cette ville qu’il n’aimait pourtant guère, trop provincial­e,

trop étriquée, trop industriel­le pour ses élans artistique­s. Le musée Rimbaud siège dans le vieux moulin érigé en 1626 pour alimenter la ville en farine. Dans cette bâtisse à colonnades un peu trop noble pour suspecter la présence d’une meunerie, le touriste a loisir de plonger dans la vie et l’oeuvre de l’artiste. L’immersion est complétée par la visite de la maison des Ailleurs, située à quelques mètres du musée. Les Rimbaud y vécurent de 1869 à 1875. 1875, c’est l’âge auquel Rimbaud mit un terme à sa carrière de poète, à 21 ans. Même si, entre ses fugues parisienne­s et amoureuses avec Verlaine, il revint dans les Ardennes, et notamment à Chuffilly-roche, fief de sa mère, il est probable qu’il écrivit quelquesun­s de ses poèmes les plus célèbres dans cette demeure des quais de Meuse.

FERVEUR SUR LA TOMBE DE RIMBAUD

Rue Pierre-bérégovoy, on lèvera la tête devant le n° 12 pour se souvenir de celui qui en 1871 – à 17 ans ! – réinventa la figure du poète en promouvant

« le dérèglemen­t des sens », se débarrassa­nt des vers pour préférer la prose. Place Félix, l’ex-couvent fut un collège avant d’être bibliothèq­ue. Rimbaud, brillant élève, y étudia. Place de la gare, on ira voir son buste, érigé en 1901, le premier à lui rendre hommage dans sa ville natale, dix ans après sa mort. Ses obsèques se déroulèren­t dans l’église Saint-rémi, quartier du Saint-sépulcre, « sans personne ou presque », rappelle François Allard. L’anonymat de son enterremen­t contraste avec la ferveur qui prévaut généraleme­nt sur sa tombe au cimetière, avenue Charles-boutet. Rimbaud y est enterré aux côtés de sa mère et de sa soeur.

« Les gens viennent s’y recueillir du monde entier », dit François Allard. À l’entrée du cimetière, une boîte à lettres reçoit toujours, 131 ans après sa mort, des missives d’admirateur­s destinées à l’auteur du Bateau ivre. Rimbaud est un alibi parfait pour passer un week-end à Charlevill­e, façon de découvrir une ville mixte comme il en existe peu en France.

 ?? ?? La nef de l’église Saint-rémi, édifice conçu par Jean-françois Racine dans le style néoroman, achevé en 1863. Elle est décorée de vitraux des xixe et xxe siècles et est dotée de deux orgues: un Cavaillé-coll et un grand orgue de Schyten de Bruxelles.
La nef de l’église Saint-rémi, édifice conçu par Jean-françois Racine dans le style néoroman, achevé en 1863. Elle est décorée de vitraux des xixe et xxe siècles et est dotée de deux orgues: un Cavaillé-coll et un grand orgue de Schyten de Bruxelles.
 ?? ?? La place Ducale est constituée de 26 pavillons qui dominent une belle galerie d’arcades. Leurs façades en pierre ocre de Domle-mesnil offrent un écrin élégant à observer depuis une des terrasses de café installées sur la place.
La place Ducale est constituée de 26 pavillons qui dominent une belle galerie d’arcades. Leurs façades en pierre ocre de Domle-mesnil offrent un écrin élégant à observer depuis une des terrasses de café installées sur la place.
 ?? ?? Représenta­tion dans le cadre du festival mondial des Théâtres de Marionnett­es, en septembre 2021, sur la place Ducale. Charlevill­e-mézières est la capitale mondiale de la marionnett­e.
Représenta­tion dans le cadre du festival mondial des Théâtres de Marionnett­es, en septembre 2021, sur la place Ducale. Charlevill­e-mézières est la capitale mondiale de la marionnett­e.
 ?? ?? Vue de Charlevill­e-mézières avec la Meuse et le pont d’arches. Ci-dessous : la tour du Roy (xvie siècle), ancienne tour d’artillerie de la cité fortifiée de Mézières, transformé­e en château d’eau au xixe siècle.
Vue de Charlevill­e-mézières avec la Meuse et le pont d’arches. Ci-dessous : la tour du Roy (xvie siècle), ancienne tour d’artillerie de la cité fortifiée de Mézières, transformé­e en château d’eau au xixe siècle.
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 ?? ?? La vie et l’oeuvre d’arthur Rimbaud, poète natif de Charlevill­e, sont racontées dans ce magnifique musée, installé dans le vieux-moulin de la ville datant de 1626.
La vie et l’oeuvre d’arthur Rimbaud, poète natif de Charlevill­e, sont racontées dans ce magnifique musée, installé dans le vieux-moulin de la ville datant de 1626.
 ?? ?? Vue de Mézières, peinture à l’huile exposée au musée de l’ardenne (place Ducale, à Charlevill­e), 1887, de l’artiste ardennais Eugène Damas (1844-1899).
Vue de Mézières, peinture à l’huile exposée au musée de l’ardenne (place Ducale, à Charlevill­e), 1887, de l’artiste ardennais Eugène Damas (1844-1899).
 ?? ?? Autre perspectiv­e du musée Arthur-rimbaud, posé sur la Meuse. Plus de 1300 oeuvres et documents – objets personnels, lettres, manuscrits, photograph­ies – constituen­t la collection de cet incontourn­able lieu.
Autre perspectiv­e du musée Arthur-rimbaud, posé sur la Meuse. Plus de 1300 oeuvres et documents – objets personnels, lettres, manuscrits, photograph­ies – constituen­t la collection de cet incontourn­able lieu.
 ?? ?? Au coeur de Charlevill­e, le musée de l’ardenne est dédié à l’histoire de la ville et de la région et présente, sur 3400 mètres carrés, plusieurs collection­s (archéologi­e, armes, monnaies, marionnett­es, oeuvres d’art…).
Au coeur de Charlevill­e, le musée de l’ardenne est dédié à l’histoire de la ville et de la région et présente, sur 3400 mètres carrés, plusieurs collection­s (archéologi­e, armes, monnaies, marionnett­es, oeuvres d’art…).
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 ?? ?? Maison bâtie sur les fondations de la ferme familiale Rimbaud, achetée en 2017 pour le musée Rimbaud par la chanteuse Patti Smith.
Maison bâtie sur les fondations de la ferme familiale Rimbaud, achetée en 2017 pour le musée Rimbaud par la chanteuse Patti Smith.
 ?? ?? Ci-dessus : Boîte aux lettres avec portrait d’arthur Rimbaud, au cimetière de Charlevill­emézières. Ci-contre : Le Lavoir de Roche,
un lavoir au bord d’un étang près de la ferme familiale Rimbaud à Roche, peinture anonyme, musée Rimbaud.
Ci-dessus : Boîte aux lettres avec portrait d’arthur Rimbaud, au cimetière de Charlevill­emézières. Ci-contre : Le Lavoir de Roche, un lavoir au bord d’un étang près de la ferme familiale Rimbaud à Roche, peinture anonyme, musée Rimbaud.

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