Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
En Ukraine, la justice face à la guerre
Pour la première fois, la justice d’un pays, l’Ukraine, condamne des soldats ennemis sans attendre la fin du conflit, au détriment des droits de la défense.
Elizabeth Drévillon, journaliste et réalisatrice de Crimes de guerre en Ukraine, la justice en marche.
La justice ukrainienne s’est saisie des crimes de guerre sans attendre la fin du conflit, c’est inédit ?
C’est en effet inédit. Les premières enquêtes pour crimes de guerre ont commencé dès le début de l’invasion russe. Dès qu’une bombe explose, qu’un village est libéré, la police et la justice ukrainiennes viennent le plus vite possible collecter les preuves avant qu’elles ne soient effacées, recueillir les témoignages, identifier les victimes… Les premières heures sont primordiales pour toute enquête. Environ 70 000 dossiers pour crimes de guerre ont été ouverts.
La première enquête que vous avez suivie concerne un bombardement à Kharkiv ?
Le principe de base de la Convention de Genève (traité qui fixe des limites à la barbarie de la guerre) est la distinction entre le civil et le militaire. Après le bombardement du 15 avril 2022 à Kharkiv, qui a fait dix morts dont trois enfants, il s’agissait de collecter des preuves montrant les « frappes aveugles » sur des cibles civiles et l’utilisation de bombes à sous-munitions,
interdites par la Convention d’Oslo en 2008. Puis remonter jusqu’aux commanditaires des tirs.
La seconde enquête concerne des violences sexuelles commises par des soldats ?
Les enquêtes pour viol sont très difficiles car, le plus souvent, les victimes refusent de porter plainte. Le viol a des répercussions sur tout l’entourage social de la victime, notamment le mari, souvent soldat. Viktoria, 42 ans, qui a accepté de témoigner, est très soutenue par son mari. L’enquête a permis d’identifier son violeur. Une autre femme, qui a porté plainte, a été exfiltrée en Autriche. Son mari, présent lors de l’agression, a été exécuté pour s’y être opposé.
Vous avez suivi le procès de deux soldats russes à l’origine de bombardements…
Agés de 23 et 26 ans, ils étaient en manoeuvre en Biélorussie, ne savaient manifestement pas qu’ils avaient traversé la frontière, ni ce qu’ils devaient viser. Le « cibleur » a entré les coordonnées GPS, le « pointeur » a appuyé sur le bouton. Ces tirs, qu’ils ont reconnus, n’ont pas fait de morts. Ils ont été condamnés à onze ans de prison pour avoir obéi aux ordres.
Les droits de la défense n’ont pas été respectés ?
Aucune enquête n’a été effectuée sur le lieu des tirs car la ville de Kozacha Lopan était alors occupée par les Russes. Pour commettre un crime de guerre, il faut en avoir l’intention. Ontils eu cette intention, pouvaient- ils désobéir ? Leur droit à un procès équitable n’a pas été respecté. Le désir de vengeance des victimes est très fort. Enquêteurs et magistrats subissent cette guerre. Dès lors, la sérénité de la justice est compromise.
Y a-t-il une coopération avec la Cour pénale internationale ?
Oui. La Cour pénale internationale (CPI) enquête indépendamment. La justice ukrainienne livre les éléments dont elle dispose à la demande de la CPI. Des enquêteurs de l’Onu sont aussi sur place.
Comment la France apporte-t-elle son concours ?
La gendarmerie scientifique apporte, entre autres, son expertise très pointue sur le recueil d’ADN.
Propos recueillis par Sonia LABESSE.
France 5, 20 h 55.