Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

« Ce monde ne croit plus à l’amour »

Après des ouvrages plus sombres, Gregoire Delacourt revient à une histoire d’amour. Une rencontre émouvante dans un Paris nocturne. Un voyage au bout de la vie.

- Philippe LEMOINE. Grasset,

Grégoire Delacourt est un écrivain de la chute. Celle des corps parfois mais surtout celle de ses romans. Ouvrir l’un de ses livres, c’est accepter de se laisser emporter dans un tourbillon d’émotions qui vous mène inexorable­ment au dénouement. Un polar de l’âme, sans enquête ni meurtre, porté par le poids de la destinée.

Dans Une nuit particuliè­re, son neuvième roman, il revient sur l’un de ses thèmes favoris : l’amour absolu. Deux êtres en pleine tourmente se croisent un soir dans Paris. Elle s’appelle Aurore, lui Simeone. L’une perd l’amour de sa vie, l’autre voit la sienne foutre le camp. Ils s’abordent pour éviter de se saborder. Ils vont traverser cette nuit qui va changer le cours de leur vie. Avec, comme toujours chez Delacourt, un twist final.

Après deux livres très sombres dont L’enfant réparé, où l’auteur confiait avoir été abusé sexuelleme­nt par son père à l’âge de 5 ans durant les vacances de Noël, Grégoire Delacourt revient au romanesque.

Comme un premier roman

« J’ai même le sentiment d’avoir écrit là mon premier roman. Tous les précédents livres m’ont mené à L’enfant réparé. Il y avait dans chacun d’eux beaucoup d’interrogat­ions inconscien­tes sur mon histoire. Ce drame que j’avais enfoui en moi si profondéme­nt et qui a mis une vie à resurgir. Ce cadavre, cet enfant mort, que je transbahut­ais de livre en livre, jusqu’à ce que je comprenne que c’était moi… »

On retrouve dans Une nuit particuliè­re les thèmes chers à Grégoire Delacourt : l’amour absolu mais aussi la maladie, l’angoisse de la mort. « Cette noirceur lumineuse qui caractéris­e mon univers… »

Et cette envie profonde d’un amour qui transcende les épreuves. « Ce livre est à contre- courant d’une époque où rien ne dure, tout semble éphémère, y compris l’amour. Je suis toujours très admiratif des cou

ples qui traversent le temps… »

Observateu­r de la dictature de l’immédiatet­é qui semble régir l’époque, Grégoire Delacourt se désole de voir le désir passer avant la découverte de l’autre. « On se consomme via des applicatio­ns comme Tinder. » Dans ce supermarch­é de la chair où l’on prend et jette d’un simple balayage d’écran, « où sont les vibrations premières, la force d’un parfum, l’éclat d’un sourire, le ressenti de la densité d’un être ? »

« Au risque de passer pour un vieux con, je suis d’une génération (il a 62 ans) où faire l’amour était le point d’orgue d’une relation. Aujourd’hui, on commence par ça et ensuite on échange les prénoms… »

Les couples qui se défont de lassitude, qui n’osent pas le combat, qui laissent le quotidien, la frustratio­n et la colère l’emporter… Grégoire Delacourt ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la société actuelle « où le mépris de l’autre, le communauta­risme, l’absence cruelle de fraternité et de visions amènent à un délitement des valeurs qui fondent le bien commun. On a perdu notre colonne vertébrale. On vit plus petit que nous… »

Lui qui vit entre la France et les États- Unis a vu le phénomène naître avec Donald Trump. « Par son exemple, il a donné le droit aux gens d’être vulgaires, sexistes, racistes, menteurs et violents… Du coup, on tue des Noirs, on prend d’assaut le Capitole… Ce sont des mouvements que l’on voit arriver chez nous avec un temps de retard sur les Américains. C’est terrifiant. Il y a quelque chose de cassé dans notre hémisphère nord. »

Danser devant un cercueil

Le Paris d’Une nuit particuliè­re redonne une poésie à la ville, sans affronteme­nts, sans amoncellem­ents de poubelles, sans coups de matraques et pillages de magasins… « Il appartient aux auteurs, aux peintres, aux cinéastes de réenchante­r le monde. De lui rendre sa beauté. On en a besoin… »

Sublimer le réel pour lui redonner un sens, une valeur… « Je le ressens dans les salons du livre, les lecteurs que je rencontre l’expriment souvent. » Un besoin de poésie, d’absolu face à la violence d’une guerre, d’une planète qui brûle comme une poubelle un jour de manif.

« La plus belle chose que j’ai vue cette année, la plus forte, c’est la danse du compagnon d’Agnès Lasalle devant son cercueil (1). Cette femme a été poignardée, rayée de la Terre par pure bêtise. Et lui a dansé une dernière fois pour elle, tournant comme si elle était encore là pour l’accompagne­r… D’autres gens l’ont suivi et se sont mis à tournoyer. »

Il a raison Grégoire Delacourt, l’amour reste le plus fort. Il peut entraîner les foules. À nous de trouver le bon danseur, celui qui donnera le rythme d’une autre vie. (1) La professeur­e d’espagnol tuée par un élève à Saint- Jean- de-Luz.

Une nuit particuliè­re, 194 pages, 19 €.

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| PHOTO : GRASSET Grégoire Delacourt revient à l’un de ses thèmes fétiches : l’amour absolu.

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