Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Blanchelan­de et le fantôme maudit de l’abbé

Légendes et fantômes de l’Ouest. La sublime abbaye de Blanchelan­de serait le siège de manifestat­ions diabolique­s. On raconte que l’abbé de la Croix- Jugan y revient, certaines nuits…

- Françoise SURCOUF.

Sise entre rivage et marais, l’abbaye de Blanchelan­de, dans la Manche, a toujours fasciné les amoureux d’étrange et de fantastiqu­e. Il est vrai que le lieu a de quoi inspirer. Cette terre, dont chaque arpent cache un secret, occupe une place à part dans l’imaginaire des habitants du Cotentin.

Sa fondation elle-même est légendaire. Au début du XIIe siècle, Richard, baron de La Haye, quitte le Cotentin pour l’Angleterre. Capturé par des pirates, il envoie un message à son épouse Mathilde afin qu’elle le fasse libérer. Incapable de payer l’énorme rançon demandée, la jeune femme supplie Dieu de délivrer son époux et jure, si cela advient, de bâtir une abbaye. Par miracle, Richard parvient à s’évader et à regagner ses terres. Éperdus de reconnaiss­ance, lui et Mathilde fondent alors Blanchelan­de.

Durant 635 ans, les chanoines prémontrés y prient dans la sérénité. Vendu à la Révolution comme bien national, l’édifice voit son église abbatiale détruite en 1845 et change de mains à plusieurs reprises au cours du siècle. En 1880 enfin, il retrouve sa vocation religieuse avec l’installati­on des soeurs auxiliatri­ces des âmes du purgatoire. Elles demeureron­t ici pendant plus de cent ans.

Mais, malgré sa beauté, le lieu sent le soufre. Une légende court, que Barbey d’Aurevilly rapportera dans son ouvrage L’ensorcelée. Blanchelan­de abriterait le fantôme maudit de l’abbé de la Croix- Jugan…

La face du démon

En ce dimanche de Pâques 1802, la chapelle de l’abbaye est comble. Aristocrat­es, paysans, bourgeois sont réunis. À l’heure dite, les enfants de choeur portant leur cierge et la croix entrent en procession. Derrière eux, l’officiant, l’abbé Jehoel de la CroixJugan. Tous connaissen­t son histoire et tous sont terrifiés. Le prêtre porte un capuchon noir qui dissimule son visage. Quand le cortège atteint l’autel, il l’enlève. La petite foule retient son souffle devant cette vision d’horreur. La face de l’homme est couturée de cicatrices rosâtres dont les boursouflu­res paraissent sanglantes tant elles tranchent sur la pâleur blafarde de sa peau. Il est défiguré, monstrueux, et pourtant il émane de lui une sorte de fascinatio­n étrange qui pétrifie l’assistance.

Suicide ou crime ?

Retour en arrière, en 1792. La Terreur bat son plein. Chouans et « bleus » se mènent une guerre acharnée et sanglante. De part et d’autre, les atrocités s’accumulent. L’abbé de la Croix- Jugan, pourtant homme d’Église, est l’un des combattant­s les plus farouches. On ne compte plus le nombre de révolution­naires qu’il a achevés de sa propre main. Même dans son camp, il ne fait guère l’unanimité. Ses compagnons supportent mal sa violence, sa foi vacillante, sa luxure, ses liaisons. Le prêtre, en plus de sa dureté et de son intransige­ance, passe pour débauché. Il est vrai que ce meneur d’hommes charismati­que est étonnammen­t beau.

Malgré son courage, la poignée de chouans que compte le Cotentin doit courber la tête. Le soir de l’ultime et écrasante défaite, l’abbé de la CroixJugan, incapable de surmonter la douleur du vaincu, décide de mettre fin à ses jours, il ne veut pas survivre au désastre. Il se tire une balle en plein visage. Mais la mort ne veut pas de lui.

Quelques heures plus tard, une femme le trouve et parvient à le traîner jusque chez elle. Au petit jour, les « bleus », qui ont suivi les traces de sang, envahissen­t sa modeste demeure. Ils y trouvent le mourant et entreprenn­ent de l’achever. Ils retirent des tisons de la cheminée et en couvrent le visage ensanglant­é de l’abbé, puis, repus d’horreur, quittent les lieux. Malgré tout cela, le prêtre survit mais sa face est celle-là même du démon.

Les années passent. Les messes sont de nouveau autorisées. Le moine réapparaît un jour à Blanchelan­de. Ce retour va bouleverse­r l’existence de Jeanne de Feuardent, une aristocrat­e qui a été contrainte d’épouser Le Hardouey, un nouveau riche. Elle n’est pas heureuse. Et l’abbé la fascine. Luimême considère avec désir cette belle jeune femme. Bientôt, chacun murmure que Jeanne serait devenue la maîtresse de l’abbé dévoyé.

Pourtant il ne l’aime pas. Et, lorsque vite lassé d’elle, il la repousse, arguant qu’il se doit à Dieu seul, la malheureus­e perd la tête. « Ensorcelée », Jeanne est retrouvée noyée dans un lavoir. Un suicide, annonce-t- on officielle­ment, un crime murmurent certains. La Croix- Jugan, lui, reste impassible, comme si de rien n’était et ne fait depuis lors jamais allusion à la malheureus­e. Rejeté par le village où rancunes et aigreurs sèment le trouble, il est à présent un paria.

Pourtant, c’est lui qui doit cette année-là célébrer Pâques. La messe se déroule sans incident. On en est à la fin. L’abbé de la Croix- Jugan s’agenouille une dernière fois devant l’autel. À ce moment, un coup de feu retentit, qui part de la porte de l’église. Touché et la tête en sang, l’abbé s’effondre sur l’autel.

Une étrange lueur rouge…

Le moment de stupeur passé, les assistants du prêtre s’empressent d’enlever le corps du maudit qu’ils emmènent dans la sacristie avant de nettoyer l’autel couvert de sang. Personne n’a vu qui a tiré, l’assassin a disparu. On ne le retrouvera jamais. Les supputatio­ns se multiplien­t. Vengeance du mari de Jeanne ? Des anciens révolution­naires ?

Depuis lors, on raconte que l’abbé de la Croix- Jugan revient, certaines nuits, célébrer sa messe inachevée, tandis que l’église se nimbe d’une étrange lueur rouge… L’office terminé, il se dirige vers la sacristie et disparaît. Des témoins affirment que l’on entend des coups secs chaque soir dans le logement abbatial et que sonne dans la nuit la lugubre cloche de Blanchelan­de annonciatr­ice de mort.

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| PHOTO : ARCHIVES OUEST-FRANCE L’abbaye de Blanchelan­de, au coeur du Cotentin, dans la Manche, abriterait un fantôme.
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| PHOTO : ILLUSTRATI­ON DE FÉLIX BUHOT Chevauchan­t dans la lande, le sinistre abbé de la Croix-Jugan.

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