Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
Turquie : le divorce entre Erdogan et les femmes
À l’approche de la présidentielle du 14 mai, les électrices turques, dont nombre de femmes voilées, sont ulcérées par le retour en arrière du pays sur les droits des femmes et la montée des féminicides.
Le vote des femmes sera-t-il fatal à Recep Tayyip Erdogan ? À l’approche des élections du 14 mai, où le président islamo- conservateur briguera un troisième mandat, une sourde colère parcourt la société turque. « Cette élection est décisive pour nous toutes. Pour que nous puissions marcher dans la rue sans être importunées. Pour que nos filles aient une meilleure éducation. Pour que ce pouvoir cesse de nous imposer sa vision de la société », tonne Merve Kurt. Cette femme de 34 ans au front volontaire fait partie de ces millions de Turques très remontées contre l’AKP, le parti au pouvoir depuis 2002.
« Une vraie régression des droits des femmes »
Elle est venue ce soir- là, avec son mari et leur fillette de 5 ans, écouter Kemal Kiliçdaroglu en meeting à Kocaeli (400 000 habitants), ville industrielle du nord- ouest du pays. Le candidat de l’opposition promet un fonds de soutien pour les mères. Elle l’attendait. « L’actuel gouvernement se pose en défenseur de la famille, mais il n’a jamais rien mis en place pour faciliter la garde des enfants. J’ai dû quitter mon travail à la naissance de ma fille », explique l’ancienne salariée d’une télé locale.
Au siège de Mor Çati, un refuge pour femmes battues du quartier de Beyoglu, à Istanbul, Selime Büyükgöze, 39 ans, figure du mouvement féministe, dénonce « une vraie régression des droits des femmes ces dernières années ». Ce recul avait commencé bien avant que le président Erdogan ne dénonce, en 2021, la Convention d’Istanbul. Un accord du Conseil de l’Europe signé dix ans plus tôt dans la mégapole du Bosphore : les États membres s’y engageaient à mettre en place des dispositifs pour protéger les femmes des violences, y compris intrafamiliales.
La Turquie fut le premier pays signataire. Mais dès l’année suivante, Erdogan fustigeait le droit à l’avortement. « Pour lui, le rôle de la femme est de faire trois enfants et de rester à la maison », grimace Selime Büyükgöze, consternée par l’augmentation en parallèle des féminicides. Faute de données officielles, le décompte – une victime par jour dans ce pays de 85 millions d’habitants – est tenu par les journaux. « Mais nombre de décès sont maquillés en suicides ou en chutes de balcons », assure la responsable de Mor Çati.
Instrumentalisation du voile
Les féministes turques ne cèdent rien. Leur mouvement est même devenu l’un des principaux pôles de résistance au pouvoir. « Nous sommes désormais des dizaines de milliers à manifester chaque 8 mars, en dépit des restrictions », souligne Selime Büyükgöze. Et parmi elles, la proportion de femmes portant le voile islamique s’accroît.
Installée dans un café de Balat, vieux quartier conservateur grignoté par une jeunesse bohème, Zeynep Duygu Agbayir, 36 ans, fustige l’AKP, « un parti qui s’est servi du voile islamique comme d’un instrument politique ». Selon cette militante « religieuse et féministe », les femmes voilées ont littéralement « porté Erdogan au pouvoir » au début des années 2000, en étant « les petites mains de ses campagnes » à une époque où les portes de la fonction publique leur étaient fermées.
Après avoir frôlé la majorité absolue des suffrages entre 2005 et 2015, le parti d’Erdogan est retombé à 34 % d’intentions de vote. « Il aura mis une dizaine d’années pour honorer sa promesse d’autoriser partout le port du voile », reproche cette musulmane anticapitaliste, qui a cessé l’an dernier de se couvrir les cheveux. Son activisme pour tous les droits humains – et pas pour les seules libertés religieuses – lui a coûté cinq mois de détention en 2018.
La volte-face des fidèles
Dans son bureau à la vue plongeante sur Istanbul, au 17e étage d’une tour de verre du quartier de Maslak, l’intellectuelle Emine Uçak, 50 ans, directrice des politiques sociales à l’Institut de la Réforme, un cercle de réflexion pro- démocratie, estime que les femmes religieuses longtemps fidèles à Erdogan sont, comme les autres, choquées par les atteintes croissantes aux droits. Et qu’« une partie d’entre elles ne sont plus prêtes à tout passer à l’AKP ».
De là à voter pour l’opposition ? « C’est une question de génération », dit cette ex-journaliste qui porte le foulard. Beaucoup demeurent traumatisées par l’époque des interdits associés au Parti républicain du peuple (CHP), le parti de Mustafa Kemal, fondateur de la République laïque en 1923, que dirige aujourd’hui Kemal Kiliçdaroglu, l’adversaire d’Erdogan à la présidentielle.
Alors que Kiliçdaroglu a mis au rancart les intolérances obsolètes, et qu’il s’évertue à embrasser toutes les composantes de la société, Fatma Bostan Ünsal, une cofondatrice voilée de l’AKP au début des années 2000, a rejoint mi-avril le Réseau Vivre Ensemble, qui rassemble des figures de toutes obédiences et appelle à s’opposer à Erdogan. Emine Uçak, quant à elle, a été candidate à l’investiture du CHP pour un siège de députée. Pas pour être choisie, dit- elle, mais « pour jeter des ponts ».