Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
Le mystère de la terrible bête de Cinglais
Légendes et fantômes de l’Ouest. En 1632, la Normandie vit dans la terreur d’une bête furieuse. Un insaisissable prédateur dévore plusieurs dizaines de personnes dans la forêt de Cinglais…
Objet de nos peurs secrètes et de nos cauchemars les plus fous, la légende de la « bête », nocturne, insatiable et sanglante, hante notre imaginaire collectif. Un animal mystérieux aurait ainsi tué, dans le Gévaudan, entre 1764 et 1767, plus d’une centaine de personnes. Si cette histoire est la plus célèbre, il n’en demeure pas moins que quantité d’apparitions et de faits similaires se sont déroulés partout en France, notamment en Normandie. Les cas ont simplement été moins « médiatisés »…
Depuis la plus haute Antiquité, les hommes soupçonnent certains de leurs congénères de posséder d’étranges dons de métamorphose. La littérature gréco-romaine évoque abondamment ces créatures polymorphes, souvent victimes d’un sort ou d’une malédiction. Ainsi, au Ve siècle avant notre ère, l’historien grec Hérodote évoque le cas des Neures, un redoutable peuple d’Europe centrale, que leurs voisins scythes affirment être des enchanteurs. « Chaque Neure se change une fois par an en loup pour quelques jours et reprend ensuite sa première forme. »
Mi-hommes, mi-animaux
Les Varous, la version normande des loups- garous, sont des êtres, mi-hommes et mi-animaux. D’aucuns prétendent qu’ils s’agiraient de damnés métamorphosés et parvenus à s’échapper des entraves de leurs tombeaux.
L’Église considère la croyance en ces wer (homme), wulf (loup) comme païenne. Faisant allusion au pouvoir supposé de la Lune, Saint Ouen, archevêque de Rouen (Seine-Maritime), est catégorique : « Dieu a fait la Lune pour marquer les temps et tempérer les ténèbres de la nuit […] et non pour rendre les hommes fous, comme les sots le pensent, eux qui croient que les démoniaques souffrent à cause de la Lune. »
Malgré ces pieuses admonestations, les légendes ont la vie dure et courent les campagnes. Ainsi Saint Samson, évêque de Dol- de-Bretagne (Ille- et-Vilaine), en villégiature dans la région, passe pour avoir triomphé d’une bête qui terrorisait les habitants de Saint- Samson-la-Roque (Eure), au pied du pont de Tancarville. D’autres récits de ce genre sont recensés au fil des siècles, mais sans qu’aucun fait réel ne vienne les étayer. Jusqu’à l’apparition de la bête de Cinglais…
La chasse au fauve
Le bois de Cinglais s’étend sur plus de 1 500 hectares en lisière de la vallée de l’Orne, à quelques kilomètres au sud de Caen. Ici, en 1632, un insaisissable prédateur dévore plusieurs dizaines de personnes. La Normandie vit dans la terreur d’une « beste furieuse ». Des récits d’attaques courent de village en village. Une première mention est faite de l’animal dans une gazette du 19 mars 1632 : « Il s’est découvert depuis un mois dans la forêt de Singlaiz, entre ci et Falaise, une bête sauvage qui a déjà dévoré quinze personnes. Ceux qui ont évité sa dent rapportent que la forme de cet animal farouche est pareille à celle d’un grand dogue d’une telle vitesse qu’il est impossible de l’atteindre à la course, et d’une agilité si extraordinaire qu’ils lui ont vu sauter notre rivière à quelques endroits. »
Plusieurs appellations apparaissent pour désigner l’animal : la bête de Caen, la bête de Cinglais ou encore la bête d’Évreux. Dans plusieurs récits, elle est décrite comme un loup à la fourrure rousse possédant une queue plus pointue, une croupe plus large et un corps plus allongé qu’un loup ordinaire. Elle est réputée d’une force herculéenne et d’une rapidité exceptionnelle.
La bête hante désormais les esprits des villageois au point de prendre rapidement un aspect surnaturel, comme en témoigne l’appellation locale qu’ils vont lui donner, « Therende », qui désigne un chien fantomatique. Les gens ont peur, évitent la forêt, ne sortent qu’en groupe et surveillent de près les enfants. À la fin du mois de mars 1632, le lieutenant général décide d’organiser la chasse au fauve. Il mène, le 21 mai 1633, une battue avec 5 000 à 6 000 hommes munis d’arquebuses, les autres de fourches et de piques venant de Moutiers, de Saint-Laurent- de- Condel, de Grimbosq et d’ailleurs. Tous convergent vers le centre de la forêt.
Riverains et gardes tentent d’atteindre la « Therende » à coups d’arquebuse. La chasse dure trois jours et porte finalement ses fruits : l’animal est tué, identifié comme étant un loup, bien que son comportement et son agilité ne ressemblent en rien à ceux d’un commun de l’espèce. Les mystérieuses morts cessent. Le calme revient dans le pays.
Mythe ou réalité ?
Ce pourrait être la fin de l’histoire de la bête de Cinglais, mais son mystère demeure. Plus de trois siècles après les faits, nombre de détails intriguent encore. S’il faut en croire la description de l’animal abattu, il s’agirait d’un loup solitaire, peut- être plus gros qu’à l’accoutumée, agressif et affamé. C’est en tout cas la thèse privilégiée.
Mais… Si la bête n’avait jamais existé et que les massacres n’avaient été que l’oeuvre d’humains ? Les attaques se déroulent dans une période de disette, après plusieurs années de mauvaises récoltes. Depuis 1630, des troubles éclatent régulièrement dans les campagnes. Ces temps difficiles sont propices à l’augmentation du banditisme « de grand chemin ». Les meurtres de la bête seraient-ils le fait de simples détrousseurs ?